dimanche 9 mars 2008

L'Europe de l'Est face à son passé

Archives de l'institut national de la mémoire (IPN) à Varsovie, Pologne
Photo:AP


Quelle attitude adopter face au legs des anciens régimes et en particulier face aux dossiers des services secrets ? Pour les pays ex-communistes d'Europe, il s'agit là d'une question cruciale : les archives doivent-elles rester fermées et tomber dans l'oubli ou doivent-elles être accessibles au public et permettre ainsi le "travail sur le passé".

Dix-neuf ans après l'effondrement du dit bloc de l'Est, les pays concernés ne s'acheminent encore qu'avec lenteur vers un réel travail de mémoire. Dans tous les pays cependant, le débat sociétal est ouvert quant à l'attitude à adopter à l'égard des archives secrètes des anciens régimes communistes.

Alors que la chute du Mur a rapidement déclenché en Allemagne un véritable débat dès le début ou le milieu des années 90, des pays comme la Pologne ou la Tchéquie ont dans un premier temps tiré un trait sur le passé. Les discussions se sont cependant enflammées suite à de spectaculaires accusations ou opérations de démasquage ou bien parce qu'ont été adoptées des lois destinées à réguler le maniement institutionnel des archives secrètes, telle la loi polonaise dite de "lustration", mot dérivé du latin lustratio, purification rituelle – en d'autres termes : "radiographie" ou "examen de société".
Le rôle des médias
D'une part, les dossiers font aujourd'hui la lumière sur les imbrications des citoyens et bien souvent des décideurs politiques actuels dans l'appareil étatique de l'époque. D'autre part, ils ont été aussi pour leurs auteurs un moyen de poursuite. Il en résulte que ces archives ne sont révélatrices que dans la mesure où l'on procède parallèlement à un éclairage des structures qui ont présidé à leur élaboration. De plus, dans bien des cas, ces dossiers sont aujourd'hui incomplets car on a souvent détruit du matériel explosif lors du tournant de 1989.
Les médias ont joué ces dernières années un rôle décisif, mais non sans ambivalence, dans le travail de mémoire relatif au communisme. D'une part ils en furent le moteur par leurs critiques de la mauvaise volonté et leurs démasquages de grandes figures de l'information secrète, dont certains ecclésiastiques, intellectuels et artistes d'importance au regard de l'opinion nationale actuelle. D'autre part, nombre de médias stigmatisèrent sans scrupules les personnes pressenties ou démasquées.
Radiographie de la société
Si la Pologne est à l'origine de la récente polémique autour des archives des services secrets, les débats se sont également étendus aux autres sociétés postcommunistes et ont mobilisé l'opinion publique en Europe de l'Ouest. Début 2007, le PiS, "Parti Droit et Justice" des frères Kaczyński imposait une nouvelle loi de lustration : 700 000 personnes, avant tout journalistes, politiques, intellectuels, avocats et juges, étaient appelées à dévoiler leur passé jusqu'au 15 mars. Toute coopération avec la police secrète polonaise (SB) menaçait les personnes impliquées de licenciement ou d'une réduction drastique de leur retraite.
La première loi de lustration remonte à 1997. À l'époque, 300 000 personnes seulement (députés, ministres, hauts fonctionnaires) avaient été tenues de déclarer par écrit si elles avaient collaboré avec les ex-services secrets communistes, sans pour autant faire l'objet de poursuites judiciaires.
A ce moment-là, l'opinion publique n'y avait porté qu'une attention minime : fin 2004, 17000 victimes seulement avaient demandé à avoir accès aux dossiers gérés par l'Institut de la mémoire nationale (IPN). À titre de comparaison, dans l'Allemagne de l'époque, comme le relate le correspondant de la Pologne Konrad Schuller dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 13 janvier 2007, deux millions de demandes avaient été présentées auprès de l'administration des archives de la Stasi (BStU).
Compromissions d'anciens défenseurs des droits du citoyen
Parce qu'elle poursuivait des objectifs manifestement dénonciateurs, l'offensive du PiS de 2007 fut déclarée anti-constitutionnelle par la Cour constitutionnelle polonaise le 11 mai 2007. Jarosław Kurski, commentant le jugement dans la Gazeta Wyborcza, soulignait que la Cour avait par là défendu l'Etat de droit. Avant ce jugement, la loi de lustration avait déjà fait l'objet de virulentes critiques dans les rangs libéraux hostiles au gouvernement : il s'agissait pour eux d'une arme du PiS destinée à écarter les adversaires importuns.
Un autre exemple est celui de l'eurodéputé libéral Bronisław Geremek, ancien membre de Solidarnosc et ministre des affaires étrangères de la Pologne, qui refusa de fournir plus de renseignements sur sa personne, sur quoi les conservateurs exigèrent son retrait du gouvernement. Geremek avait critiqué la nouvelle loi de lustration dans le quotidien italien Corriere della Sera du 26 avril 2007 en ces termes : "On va vers la fin de la liberté de la presse et de l'autonomie de l'instruction si un ministère de la Vérité peut décider qui est honnête et qui ne l'est pas, qui peut faire une certain travail et qui ne le peut pas".
Dossiers sur Internet
Comment se défendre alors contre un travail sur le passé tel que le conçoivent les frères Kaczyński ? S'agit-il de renoncer pour autant à toute "lustration" ? Adam Michnik, directeur du quotidien Gazeta Wyborcza, a effectué un revirement de position au fur et à mesure des débats. Après s'être opposé avec véhémence à l'ouverture des archives, il déclarait le 14 mai 2007 à la Gazeta Wyborcza : "Nous devons publier les dossiers afin de mettre fin à l'emprise qu'ils ont sur nous."
De même Lech Wałęsa se décida à publier sur Internet son dossier secret, 500 pages sur son propre site. "Je ferme les yeux et offre ces papiers au monde", déclarait-il le 14 juin 2007 dans la Gazeta Wyborcza.
Réactions en Europe de l'Ouest
Déjà alarmés par la politique des frères Kaczyński, les pays occidentaux observèrent avec intérêt les événements polonais et se rangèrent en majorité du côté des détracteurs de la nouvelle loi de lustration. Le cas du parlementaire européen Geremek ou encore le démasquage posthume de la star du journalisme Ryszard Kapuscinski a fait l'objet de critiques et commentaires virulents et parfois sarcastiques en Europe de l'Ouest.
La correspondante en Pologne du quotidien français Libération, Maja Zoltowska, qualifiait la loi de lustration de "purification à la mode varsovienne". Pour sa part, Ulrich M. Schmid de la Neue Zürcher Zeitung défendait en ces termes Ryszard Kapuscinski le 23 mai 2007 : "Newsweek [Polska] s'inscrit dans la tradition aussi longue qu'infructueuse des journaux polonais, qui consiste à confronter les personnes en vue à leur passé communiste. L'excitation ressemble à une tempête dans une goutte d'eau." Le journaliste n'avait fourni que des informations insignifiantes à la police secrète, et ce dans le seul but d'obtenir un visa. Dans El Periódico de Catalunya du 16 mars 2007, il était même question d'une "croisade" au service du PiS.
Réactions dans les pays postcommunistes
Le débat polonais a également été sujet à polémique dans les autres pays est-européens. Les journaux ont saisi cette occasion pour exiger de leurs sociétés qu'elles portent un regard critique sur le passé et sur les vieux réseaux toujours vivants aujourd'hui.
En Roumanie, pour reprendre les paroles du politologue Cristian Pirvulescu dans la Romania Libera du 20 mars, "l'enthousiasme provoqué par la prise de conscience du passé est vite retombé avec l'entrée du pays dans l'UE. La crise politique a fait le reste : pas une réforme morale, pas un scénario politique intégrant la lustration n'ont été menés à bien." En amont de l'adhésion toutefois, une "hystérie dénonciatrice" avait déclenché en 2006 une nouvelle polémique sur le passé de la Securitate, comme le souligne Luca Niculescu dans Libération.
Lorsque l'archevêque polonais Stanislaw Wielgus a démissionné en janvier 2007 suite aux révélations sur sa collaboration avec les services secrets, les médias d'Europe de l'Est ont salué le caractère exemplaire de son comportement. De fait "tous les présidents de la Conférence des évêques de Hongrie et la plupart des évêques ont collaboré avec la sûreté intérieure", avançait Làszló Kasza dans la Népszabadság du 12 juillet 2007. "À la différence des Polonais, ils ne s'expriment pas publiquement sur ce sujet."
La Hongrie également a connu une série de cas spectaculaires. L'hebdomadaire culturel Élet és Irodalom publiait fin janvier 2006 les recherches d'un historien quant au passé du cinéaste István Szabó et dévoilait parallèlement diverses affaires touchant d'autres grands noms du paysage culturel hongrois. Ces initiatives n'aboutirent cependant pas à un travail de mémoire suivi. Le fichier des noms de collaborateurs des services secrets demeure un matériel explosif en Hongrie, lequel, au gré des intérêts politiques, fait ici ou là l'objet de communications aux médias, comme l'évoquait Keno Verseck dans un reportage sur Deutschlanfunk du 6 février 2006.
La peopolisation du problème
Le débat européen sur la loi de lustration polonaise montre de manière exemplaire deux choses : que la confrontation au passé communiste est inéluctable pour les démocraties d'aujourd'hui mais que l'accès aux archives secrètes n'est bénéfique que s'il est encadré, surveillé et avant tout complété par les institutions centrales de la société civile : une presse indépendante, un Parlement légal, un Etat de droit qui fonctionne. Si ce n'est pas le cas, la publication des dossiers secrets ne servira que la "peopolisation" d'un problème sociétal de large portée.

Ines Kappert

Dr. Ines Kappert est éditorialiste à la tageszeitung. Auparavant elle était chargée en priorité des échanges culturels avec l'Europe de l'Est pour la Fondation culturelle ...

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