mardi 25 mars 2008

Mai 68, et après ?

Jacques de Saint Victor
Le Figaro 13/03/2008
DOSSIER - Quarante ans après les «événements», partisans et adversaires s'affrontent sur le sens à leur donner.

«68, c'est fini». Pour Daniel Cohn-Bendit,la révolution de Mai relève d'un tout autre temps que le nôtre. Contrairement à la Révolution française, qui a changé juridiquement la société française, Mai 68 n'est qu'un «événement» un «carnaval révolutionnaire», disait sévèrement Raymond Aron auquel on a prêté beaucoup de miracles (ou de malheurs, selon les points de vue) qui ne sont pas loin de relever de la «pensée magique». Certes, l'après-Mai a été marqué par de nombreuses réformes. Ces évolutions ne se seraient-elles pas produites sans ces quelques semaines de protestation qui ont indéniablement fait frissonner le pays ? Il n'y a pas eu,à proprement parler, un Mai anglais. La Grande-Bretagne des années 1970 n'a-t-elle pas pour autant connu une évolution des mœurs semblable à celle de la société française ? Les Trente Glorieuses ont probablement joué, en Occident, un rôle majeur dans les évolutions de société.
Quel sens donner alors à Mai 68 ? Peut-on le résumer sans le caricaturer ? Quarante ans après, sa «commémoration» risque de rajouter aux confusions entretenues par des mémoires divergentes. Les médias ne manqueront pas de retentir des récits nostalgiques du petit quarteron des (déjà) vieux «Compagnons de la Libération des mœurs» qui referont sur les plateaux «leur» Mai 68 comme on «refait» sa guerre, le soir à la veillée. On ne manquera pas aussi de voir les hostiles relever le menton, pensant que discours présidentiel oblige l'heure est venue d'en «finir avec Mai 68».
À côté de ces impatients, croyant pouvoir rejouer 1815, on reconnaîtra surtout le cortège des hypocrites, ces prébendiers qui n'ont rien fait en 68 mais qui s'accaparent l'événement et vivent sur la bête depuis vingt, trente ou quarante ans… Controverses «mémorielles» qui laisseront comme toujours les acteurs anonymes dans les arrière-cours de l'Histoire. Qui se souciera des «victimes» de Mai, ceux qui reprendront le travail en juin, déprimés après des semaines d'illusion à avoir cru au slogan : «soyez réaliste, demandez l'impossible»… Il faut revoir La Reprise du travail aux usines Wonder, le fameux petit film d'Hervé Le Roux, rare témoignage de cet été 68.
Faut-il alors renoncer à cet anniversaire ? Évidemment non. Quarante ans, c'est déjà le temps de l'Histoire, celui de la moyenne durée. Bonne surprise, plusieurs ouvrages de qualité permettent de mieux analyser cette époque et de se conforter dans l'idée que, si 68 a peu créé, il a en revanche beaucoup «liquidé». Partout où ils ont éclaté (France, États-Unis, Italie, Japon, etc.), les mouvements de 68 partagent certains thèmes : le pacifisme et l'antiaméricanisme (guerre du Vietnam aidant), ainsi que la contestation de l'autorité dans la famille, dans l'entreprise, contre les mandarins à l'université, etc.

Naissance d'une «nouvelle gauche»

En d'autres termes, Mai 68 a liquidé, approche culturelle bien connue, la société traditionnelle, en s'attaquant à tous ses repères, y compris la Résistance (c'est l'époque où on sort le passé vichyste contre le mythe de la France résistante), pour lui opposer l'affirmation hédoniste de l'individu. Mais, ce qui est peu claironné, c'est que les mouvements de 68 ont conduit aussi à la liquidation de la vieille gauche, accusée de ne pas avoir rempli ses promesses historiques. Marqué par le gauchisme, cette «maladie infantile du communisme» (Lénine), Mai 68 débouche sur la naissance d'une «nouvelle gauche» tournée autour de thématiques plus «modernes», le féminisme, l'écologie, les minorités ethnico-sexuelles, et… le marché.
Quand Georges Marchais, dans son terrible éditorial de L' Humanité du 3 mai 1968, stigmatisait ces «fils de grands bourgeois» qui «rapidement mettront en veilleuse leur flamme révolutionnaire pour aller diriger l'entreprise de papa et y exploiter les travailleurs», il avait juste oublié un détail. Les fils de bourgeois ne seront pas les seuls à prendre le chemin de l'entreprise. Nombre d'acteurs de Mai, quelle que soit leur origine, se convertiront dans les années à venir à l'économie de marché. Dans les médias, la publicité, la com', etc., ils se comporteront avec une arrogance inconnue du vieux patronat. Le constat a souvent été fait de la dureté de ces ex-maoïstes ou trotskistes.
Rastignac en col Mao recyclant leur apprentissage des techniques révolutionnaires pour grimper les échelles d'une société bourgeoise finalement bonne fille là réside probablement une des spécificités françaises. Il est vrai qu'après la publication de L' Archipel du Goulag en 1974 ou le début des crimes de masse dans le Cambodge des Khmers rouges, etc., la pensée totalitaire n'a plus bonne presse. Mais ce basculement vers la société capitaliste a une raison idéologique plus profonde et rarement évoquée.
L'éloge des marchés prend une racine insoupçonnée chez les principaux penseurs de l'après-Mai, ces antihumanistes que Ferry et Renaut ont rangé en vrac sous le terme de «pensée 68». Paradoxe délirant ? Michel Foucault, dont l'œuvre a été pillée par tous ceux qui prétendent faire œuvre originale en dénonçant aujourd'hui le «néolibéralisme», se montre très visionnaire, notamment dans Naissance de la biopolitique, en prêtant une attention inconnue alors aux théories ultralibérales de l'École de Chicago. Mais Foucault n'est pas aussi critique que certains de ses disciples ne l'affirment. Le marché lui apparaît au contraire comme une manière de lutter contre le biopouvoir, ses règles et sa conception contraignante de la souveraineté.
Le marché, c'est la liberté des échanges contre la rigueur des codifications (1). Il est singulier de retrouver peu avant dans l'Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, malgré une dénonciation du caractère schizophrénique du capitalisme, un même éloge des échanges, les flux contre l'enfermement des codes (2).
Le marché, l'argent, le libre-échange, comme ultime avatar de la pensée 68 ? Cela n'a pas échappé aux plus habiles de ces «soixantenaires soixante-huitards» qui ont pris le bâton voilà quarante ans pour balayer les anciennes élites et qui, installés aujourd'hui en nouveaux notables prospères, continuent à le manier (savamment) au sommet de leur carrière. Après «ôte-toi de là que je m'y mette», le trop fameux «j'y suis, j'y reste»… Avec eux, soixante-huitard ne finit-il pas par rimer avec louis-philippard ?

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