vendredi 14 mars 2008

Saké do Brasil

Il y a cent ans, 781 Japonais posaient pied à Santos. Leurs descendants forment aujourd’hui la première diaspora nippone dans le monde.

Musée historique de l'immigration japonaise au Brésil
Le 18 juin 1908, le Kasato-Maru entrait dans le port de Santos, près de São Paulo, en provenance du port japonais de Kobe après un voyage de cinquante-deux jours. Ce navire-hôpital russe reconverti en paquebot a été affrété par l’Etat nippon : à son bord, 781 immigrants japonais. La presse du temps rend compte de cet événement, en notant qu’ils sont «disciplinés et propres». Ainsi a commencé l’une des plus singulières immigrations qui soit, le pays le plus métissé au monde accueillant le peuple le plus insulaire. Encore aujourd’hui, la communauté nippo-brésilienne est la plus grande diaspora japonaise - devant celle des Etats-Unis - avec plus d’un million de nikkeis.On se prépare au Brésil à célébrer ce centenaire. L’«Année Brésil-Japon» a été lancée par le président Lula le 17 janvier à Brasília. Elle comprendra un festival du film japonais, de nombreuses expositions, l’émission d’une pièce de deux réals, la visite du prince Naruhito - héritier du trône du Japon - et culminera le 18 juin 2008, officiellement désigné comme «Jour de l’immigrant japonais».

Musée historique de l'immigration japonaise au Brésil




Portrait de l’empereur

C’est à São Paulo, ville cosmopolite entre toutes, que se lit le mieux la présence du Japon : 80 % des Nippo-Brésiliens vivent dans cette mégalopole de 11 millions d’habitants ou dans sa région. Dans l’immense parc Ibirapuera s’élève un pavillon japonais construit en 1954 ainsi qu’un monument d’hommage aux pionniers de l’immigration nippone. Dans le quartier de Liberdade, le ton est donné dès la station de métro : une haute vitrine expose chaque jour un bouquet composé dans les règles les plus orthodoxes de l’ikebana (un art japonais de composition florale). Dehors, la foule est essentiellement japonaise. Dans la rue Galvão Bueno, les réverbères sont peints en rouge et portent des luminaires triples en forme de lampions blancs ; des bazars proposent tout ce qui est nécessaire, et le reste. Des vendeurs de pharmacopées ou de pierres semi-précieuses voisinent avec un immeuble de bureaux baptisé Nikkei Building. Un hôpital affiche son nom en portugais et en japonais ; un jardin oriental donne sur l’une des nombreuses autoroutes qui plombent l’atmosphère de la capitale pauliste.
A Liberdade, la Bunkyo (Société brésilienne de culture japonaise et d’assistance sociale) occupe un immeuble de neuf étages qui abrite plusieurs auditoriums, un musée de l’Immigration japonaise et une riche bibliothèque historique. Célia Abe Oi travaille ici. Cette journaliste et historienne de 58 ans a coordonné un monumental Guide de la culture japonaise au Brésil. Née au Brésil, elle est l’aînée de six enfants d’une famille de cultivateurs nippo-brésiliens. Après ses études d’histoire à São Paulo, entre 1968 et 1972, elle travaille vingt ans comme journaliste dans un quotidien en portugais destiné aux Japonais. Observatrice passionnée de cette diaspora complexe, elle l’évoque avec animation et finesse. La première génération des nikkeis pensait, comme tant d’autres migrants avant et après elle, s’enrichir en quelques années et rentrer au pays ; avant 1945, ils se nomment eux-mêmes Zaihaku-Houjin («Japonais vivant au Brésil»).
Poussées à émigrer par un Etat japonais qui leur offre un billet sans retour, dans l’espoir de soulager une économie nationale chancelante, ces familles reçoivent pendant le voyage une formation en portugais. Elles sont également incitées à se convertir au catholicisme, au moins formellement (ce que beaucoup font, tout en conservant l’autel dédié à leurs ancêtres). La plupart trouvent du travail dans les grandes exploitations de café ou de coton ; ceux qui s’installent dans les villes recherchent des métiers nécessitant peu de capital et permettant de faire travailler toute la famille : la blanchisserie et le petit commerce de fruits et légumes à partir d’une exploitation intensive ont longtemps été des professions typiques.
L’épisode le plus dramatique de cette histoire se situe évidemment pendant la Seconde Guerre mondiale : les associations nippones sont interdites, les Nippo-Brésiliens eux-mêmes subissent une certaine discrimination et l’usage du japonais est proscrit. Tout cela provoque une poussée de nationalisme, et l’annonce de la défaite donne lieu à une crise identitaire très forte. Dans une communauté qui fête toujours l’anniversaire de l’empereur, dont le portrait orne chaque foyer, beaucoup refusent purement et simplement de croire à la capitulation : de fortes tensions traversent la diaspora, opposant «défaitistes» et «victoristes». Pour ces derniers, qui sont les plus nombreux, la défaite du Japon est un mensonge des médias étrangers…
Azalées et anis étoilé
Le Brésil ne renoue diplomatiquement avec le Japon qu’en 1952 ; l’immigration reprend et se poursuit jusqu’en 1973. Et c’est à partir des années 50 que les Nippo-Brésiliens admettent implicitement être des Brésiliens à part entière. Ils se désignent désormais par les termes d’isseis («première génération») et de nisseis («deuxième génération»). Depuis se sont ajoutés les sanseis, les yonseis, et ainsi de suite jusqu’à la sixième génération. Après la guerre, cette communauté s’urbanise, comme le reste des Brésiliens. Les enfants des isseis font des études ; et le Japon, entré dans le cercle des pays hautement industrialisés, facilite désormais… l’immigration économique de ces cousins du Brésil au pays natal ! La pratique se maintient jusqu’à nos jours, et l’on voit dans les rues de Liberdade des hommes-sandwichs proposer des emplois dans l’empire du Soleil-Levant. Ces curieux travailleurs immigrés sont actuellement 310 000 au Japon. Pour l’essentiel, ils occupent dans les usines des postes non spécialisés. Bien entendu, beaucoup d’entre eux croient qu’ils reviendront au pays enrichis, un jour prochain. Ils devraient méditer l’exemple de leurs ancêtres : des Japonais ayant émigré au Brésil au XXe siècle, 10 % seulement sont retournés dans leur pays natal.
Peu à peu, la société brésilienne assimile sa composante japonaise, même si, dans un pays où dominent les métissages africano-européens, les Nippo-Brésiliens restent une minorité visible. La proportion des mariages mixtes n’a pas cessé d’augmenter : 61 % des yonseis (la quatrième génération) ont au moins un grand-parent non japonais. Les Nippo-Brésiliens témoignent d’un certain attachement à leur culture d’origine, mais il se manifeste surtout dans la sphère privée : habitudes alimentaires, pratiques cultuelles (à côté des catholiques, on trouve des shintoïstes et des bouddhistes), sociabilité (São Paulo compte plusieurs boîtes de nuit fréquentées principalement par la jeunesse nippo-brésilienne). Pour le reste, les nikkeis sont ici une composante de plus de la société brésilienne, aux côtés de deux autres communautés d’ailleurs plus importantes : les Italiens (6 millions) et les «Arabes» (1 million, essentiellement des Libanais et des Syriens), de sorte que São Paulo est peut-être la seule ville d’Amérique du Sud où on trouve une avenue Nasser et une rue de la Palestine. La contribution des Nippo-Brésiliens à la culture nationale va de l’introduction des azalées, de l’anis étoilé, du kaki et du chou chinois, jusqu’à celle du savoir-faire japonais en matière d’agriculture intensive. Du point de vue culinaire, elle dépasse largement l’importation des sempiternels sushis ; dans le quartier intello de Vila Madalena, on sert d’excellentes pennes alla rigate accompagnés de shiitakés et parfumés au saké.
«Brésilien-brésilien»

Enfin, on ne peut appréhender la réalité d’une diaspora sans évoquer la diversité extrême des trajectoires individuelles. Bianca Yosa a 23 ans ; dès l’âge de 2 ans, on lui a fait suivre les cours d’une école de culture japonaise. Elle a grandi à Mogi das Cruzes, ville moyenne située à une heure de São Paulo. Dans le lycée public qu’elle a fréquenté, une majorité d’enfants de la diaspora. Bianca vient de passer plusieurs mois au Japon, dans la province que ses grands-parents ont quitté dans les années 30. Elevée par une grand-mère qui parle à peine le portugais et qui, jusqu’à aujourd’hui, a maintenu son mode de vie originaire, Bianca est fière de parler un excellent japonais, ce qui est le cas d’une infime minorité de ses semblables. Elle retournera en juin prochain au Japon pour compléter sa formation en marketing ; ensuite, ce sera l’Australie. Elle reconnaît qu’un mariage avec un Japonais, du Brésil ou d’ailleurs, plairait à ses parents et ne lui déplairait pas.
Elen, 35 ans, est elle aussi «retournée» au Japon, mais son histoire est tout autre. Sa mère appartient à la deuxième génération ; de son père inconnu, elle ne sait qu’une chose : il était «brésilien-brésilien». Elen n’a jamais cherché à cultiver sa nipponitude. C’est pour suivre sa mère, remariée, qu’elle s’est installée à Kyoto en 1992, sans savoir parler un mot de japonais. Elle a été caddie dans un club de golf, ouvrière dans une manufacture de couvertures puis chez un fournisseur de ceintures de sécurité, sous-traitant de Mitsubishi. C’est sur les greens, durant son premier jour de travail au Japon, qu’elle a rencontré un golfeur de son âge. Lui parle un anglais basique, elle maîtrise parfaitement cette langue. Au bout d’un an, il la présente très formellement à sa famille : la voilà acceptée. Mais son nouveau statut de compagne officielle fait surgir des tensions culturelles. La jeune Brésilienne n’est pas disposée à jouer le rôle effacé et subalterne que lui assigne la culture japonaise de son compagnon. Enceinte de plusieurs mois, elle revient au Brésil et rompt avec lui. Après une période difficile, le père de son enfant contribue aujourd’hui à son éducation et lui rend visite régulièrement. La petite Suelen possède la double nationalité. Elle a maintenant 12 ans. Elen nous montre sa photographie sur l’écran de son téléphone portable. Le sourire de cette enfant est de ceux dont se nourrissent les romans.
STÉPHANE AUDEGUY
Libération : jeudi 13 mars 2008

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