samedi 15 mars 2008

Triple choc sur l'économie mondiale

Vous êtes entrés dans le royaume des incertitudes. Le pétrole ? Jusqu'où montera-t-il ? Le dollar ? Jusqu'où la chute ? La crise financière ? Quand s'arrêtera-t-elle ? La récession ? Aux Etats-Unis ? En France ? Sur toutes ces questions, les pronostics sont déjoués de semaine en semaine. Une noire mécanique de crise est en marche, comme impossible à arrêter.
C'est que nous subissons les coups d'un grand triple choc dont l'ampleur et les conséquences sont encore difficiles à mesurer mais dont on sait qu'elles refaçonnent en profondeur le système mondial.
Le premier choc est le basculement du monde de l'Ouest vers l'Est. Le moteur unique américain est épuisé, la Chine, l'Asie prennent le relais. Le deuxième choc en est la conséquence : la soif chinoise de matières premières en fait exploser les prix et provoque le retour de l'inflation, morte il y a trente ans, au premier plan des préoccupations. Le troisième choc est la crise financière qui se prolonge, s'amplifie, et débouche sur la fin du crédit facile, trop facile.
Le premier choc n'a pas d'équivalent, sauf le passage de la suprématie de l'Europe à l'Amérique au moment de la première guerre mondiale. Le deuxième ressemble à la crise dite du "pétrole" des années 1970. Pour le dernier, la comparaison oscille entre la Grande Dépression des années 1930 et les crises, plus limitées, du XIXe siècle ou celles, plus proches de nous, des années 1980. L'ensemble a, en tout cas, une ampleur inédite : boum, boum, boum, les trois chocs viennent ensemble et font concert.
La Federal Reserve est montrée du doigt pour avoir été à l'origine des maux de l'argent facile. Le "magicien" Alan Greenspan, hier adulé, a décidé de taux d'intérêt très bas pour encourager la croissance, mais avec pour résultat de gonfler des bulles. Les ménages américains ont pu s'endetter pour pas cher et consommer de plus en plus. Les importations ont cru en flèche, le déficit commercial s'est creusé, le dollar a commencé à faiblir.
Les Etats-Unis ont d'autres "fondamentaux" enviables, gains de productivité, high-tech, immigration... mais leur modèle d'une croissance accélérée par l'endettement s'est emballé sur l'immobilier. La maison à peine achetée gagnait en valeur, ce qui permettait de se refinancer et de réemprunter. Les organismes de crédit ont inventé les subprimes pour convaincre les ménages sans moyens qu'eux aussi pouvaient, dans ce système, devenir propriétaires. Jusqu'au jour où, après un gain de 80 % entre 2000 et 2006, les prix ont stagné, forçant ces ménages à la faillite.
La crise des subprimes est celle des excès de l'endettement. Le modèle de la croissance américaine va devoir changer : le retour à l'épargne va atrophier la consommation, la baisse du dollar pourrait permettre aux exportations de prendre en partie le relais. Comment ? Avec quelle ampleur ? Trop tôt pour savoir.
En tout cas, le déficit américain a eu son pendant : l'excédent asiatique. La Chine est devenue l'atelier des Etats-Unis puis, accumulant les réserves monétaires, son créancier. La taille des économies en développement a crû de façon vertigineuse : elles pèsent 50 % du PIB mondial (en parité de pouvoir d'achat). La moitié de la production mondiale de porc est avalée par le "dragon", idem pour le ciment, un tiers de l'acier. Sa consommation de pétrole va tripler d'ici à 2030. D'où la flambée des prix de l'énergie, des métaux, des produits alimentaires.
La nourriture et l'énergie vont maintenant coûter durablement plus cher. Nous vivons la fin de trente années de baisse tendancielle. Est-ce que cela signifie la renaissance du spectre de l'inflation ? Probablement pas, même s'il est trop tôt pour être entièrement rassuré. Dans l'immédiat, ces prix élevés vont rogner le pouvoir d'achat, ralentir la consommation et la croissance.
Dans quelle mesure les pays en développement sont-ils assez autonomes pour résister à la chute de l'économie américaine, désormais au bord de la récession ? Ce"découplage" de l'Est vis-à-vis de l'Ouest est l'une des incertitudes majeures.
Reste la crise financière. La chute, cette semaine, d'un fonds d'investissement du géant américain Carlyle est venue montrer qu'elle est loin d'être circonscrite. Cette crise a ceci de nouveau qu'elle ne se focalise pas sur un pays ou sur une banque mais touche la construction sui generis de la planète financière. Est-ce à cause des taux d'intérêt (trop) bas de la FED ou de l'inventivité excessive des génies des maths ? En tout cas, les banques, et surtout les autres organismes, ont vendu et revendu des empilements fragiles de "produits", en ignorant leurs risques. Les réglementations forçant à sortir ces produits des bilans ont poussé au crime tandis que l'obligation de valoriser au jour le jour a précipité les pertes. Bref, il y a beaucoup de choses à revoir dans l'hyper-finance et, en attendant, la crainte est forte de nouvelles pertes, de faillites et d'un rationnement du crédit après les années d'excès.
Les trois chocs créent l'incertitude du court terme. A plus longue échéance, ils ne sont pas que négatifs et devraient accoucher d'une économie nouvelle : une croissance multipolaire, une recherche-développement énergétique et agricole, une finance plus sage. Mais les accouchements sont toujours angoissants.

Eric Le Boucher
LE MONDE 15.03.08 Article paru dans l'édition du 16.03.08.

Aucun commentaire: