vendredi 11 avril 2008

Carl Bernstein, l'homme qui fit chuter Nixon

François Sergent
Libération : jeudi 10 avril 2008
Il y a trente-cinq ans, avec son confrère Bob Woodward, ce journaliste révélait le Watergate. Après quelques frasques, il a repris sa lutte contre les pouvoirs.
Carl Bernstein et Bob Woodward en 2005. (Reuters)


Deux grands acteurs américains ont incarné Carl Bernstein. Dustin Hoffman dans les Hommes du président, le film sur le Watergate, et Jack Nicholson, dans Heartburn («brûlures d’estomac» comme on dit brûlures de cœur). Ce film est tiré du livre-règlement de comptes sur les amours nomades du journaliste, écrit par son épouse délaissée Nora Ephron. Et, de fait, Nicholson correspond mieux au personnage. Même adouci, heureusement marié depuis quatre ans et auteur d’une copieuse biographie d’Hillary Clinton, Bernstein a le côté un peu inquiétant, séducteur et voyou de Nicholson.
A Paris pour vendre son livre, il est heureux de savoir que son hôtel, le Bristol, très chic palace parisien, est devenu la cantine des Sarkozy, qui y viennent en voisins. Le pouvoir et les abus de pouvoir attirent le journaliste. Il est celui qui, avec Bob Woodward, a sorti peut-être la meilleure histoire de tous les temps, le Watergate. L’affaire qui a fait chuter un président et changé à tout jamais la politique américaine. «C’est moi qui ai écrit ces mots.» Dans le hall de l’hôtel, Bernstein, la crinière blanchie, la silhouette un peu lourde, récite par cœur le lead de l’article qui fera tomber Nixon. «C’était le 10 octobre 1972, à la une du Washington Post.» «Des agents du FBI ont établi que l’incident des écoutes du Watergate est un élément d’une campagne massive d’espionnage et de sabotage conduite au profit du président Nixon et dirigée par des responsables de la Maison Blanche et de son comité électoral.» Ce n’était plus un simple cambriolage mais une opération politique de la présidence. Bernstein a alors 28 ans. Le reste appartient aux meilleures heures du journalisme américain, et Bernstein et Woodward deviennent célèbres.
Alors pas trop dur de devenir si jeune si connu, d’avoir le Pulitzer, de devenir un personnage de film ? Sans être cynique, l’homme est lucide. «Je ne vais pas me plaindre, ç’a été plutôt bien, j’en ai bien profité.» Trop, disent les prophètes des vies sérieuses et rectilignes. Bernstein, tout auréolé de sa gloire, part en vrille. Riche, célèbre. Il s’amuse, traqué par ses confrères. «C’est le jeu, je connaissais les médias, je prends mes responsabilités.» En 1976, il quitte le Washington Post. Ecrit dans tous les journaux et magazines. Devient le chef de bureau à Washington de la télévision ABC. Il se marie et a un enfant avec Nora Ephron, écrivaine, metteur en scène (elle est l’auteure de Nuits blanches à Seattle). En 1980, enceinte, elle découvre que Carl a une liaison avec Margaret Jay Callaghan, épouse de l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Washington, fille d’un Premier ministre. Le scandale est public. Nora Ephron écrit de son mari : «Il est capable de faire l’amour à des stores.» Ce qui n’est pas très gentil, ni pour les persiennes, ni pour elle, ni pour Margaret, dont elle dira : «C’est une girafe avec des grands pieds.» Après Margaret, il y a eu Bianca (Jagger), Martha (Stewart), Elizabeth (Taylor) et une cohorte de jolies femmes. Bernstein claque tout l’argent gagné avec ses livres. Trois millions de dollars en quelques années. Et produit de moins en moins d’articles et encore moins de livres. L’anti-Woodward («On est restés amis, on se téléphone toutes les semaines»), devenu, lui, un des patrons du Washington Post et auteur d’une douzaine de best-sellers. «Je ne suis pas une victime, j’ai fait des conneries, j’ai eu ce qu’on pouvait attendre», dit aujourd’hui Bernstein, entouré de son épouse Christine, une grande et sage blonde New-Yorkaise active dans l’humanitaire, à laquelle il dévoue une tendre attention. Il lui a dédicacé son dernier opus et premier livre en dix ans, sa biographie d’Hillary Clinton. «Mais mon travail parle de lui-même», ajoute Bernstein, qui a quitté les rubriques people pour la section politique.
Il est aujourd’hui docte commentateur sur CNN et spécialiste incontesté de la sénatrice. «J’ai commencé le livre il y a sept ans, avant qu’il soit question de sa candidature à la Maison Blanche. Ce qui m’intéressait, c’est comment elle avait sauvé son mari. Cette idée de rédemption. Bill était alors une épave et elle sortait renforcée.» Le résultat est un livre complet, avec de nombreuses révélations notamment sur la sévère enfance d’Hillary, sur Bill aussi et sa «compulsion sexuelle». Bernstein a interviewé plus de deux cents proches et collaborateurs du couple. Mais, la bio reste un peu lourde, desservie par une pesante traduction. Elle est devenue un best-seller aux Etats-Unis mais la critique a boudé ce livre, vu comme un test des capacités d’investigateur de Bernstein. «Trop neutre, autant que l’on peut être neutre avec Hillary Clinton», a tranché son ancien journal. Plus sévère, le New York Times ne lui trouve «pas grand-chose de nouveau» et estime que Bernstein «répète des choses connues sur Monica, l’état du mariage des Clinton».
On ne sent pas beaucoup d’empathie chez Bernstein, jouisseur de sa vie, pour la sérieuse et appliquée sénatrice. Il la décrit comme très religieuse et conservatrice, «presque comme Bush», assène le New York Times.
Mais, curieusement, Bernstein ne montre guère de tendresse non plus pour le «libertinage» et l’«indiscipline de Bill». Peut-être un peu trop à son image.
Bernstein ne veut pas dire pour qui il a voté aux primaires de New York, ni quel sera son choix en novembre. «Je suis journaliste, c’est personnel.» Mais il reste à l’entendre et à le lire un démocrate, très à gauche, marqué par sa famille. Ses parents, communistes, furent traqués par le FBI sous Truman. Des flics assistèrent même à sa bar-mitsvah, un épisode qu’il raconte dans son très beau livre de mémoires. Loyalties: a son’s memoir («Loyautés : les souvenirs d’un fils»). «Il faut voir ce qu’était cette Amérique de Truman, comment des Américains étaient harcelés.»
Cet acharnement du FBI, alors dirigé par le monstrueux Edgar Hoover, peut expliquer son obsession à traquer les pouvoirs et leurs mensonges. Autant de traits qu’il dit avoir retrouvés chez Bush, contre lequel il entretient une violence à peine contenue. Dans une interview à PBS, l’excellente chaîne publique américaine, il accuse : «Ce président a une personnalité nixonienne, il est malhonnête dans sa volonté de manipuler la presse, de manipuler la vérité, sur la base de désinformations, d’informations fausses.» Plus grave pour ce vétéran des guerres contre la Maison Blanche : «La presse aujourd’hui ne fait pas son travail.» Croisé d’un journalisme exigeant, profession où il a débuté à l’âge de 16 ans, tout juste sorti du lycée, Bernstein dénonce le «triomphe de la culture des imbéciles» dans les médias. «La peoplisation, le commérage, la controverse fabriquée.» Il y voit deux raisons. «L’acceptation des consommateurs, qui en redemandent, et l’économie de cette culture pour les conglomérats de presse ; c’est moins cher, ça marche, même le Washington Post, même le New York Times, sont touchés, nous sommes dans la presse du plus petit dénominateur commun.»

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