mercredi 30 avril 2008

Des "curés rouges" à Billancourt

"De la lutte des classes à la guerre des anges" 3/5

LE MONDE 30.04.08 12h43
Le 28 mai 1968, à Paris, une affiche est placardée sur les murs du Quartier latin. Elle reproduit un article du philosophe Maurice Clavel (1920-1979) paru dans le journal Combat. Gaulliste frondeur et gauchiste chrétien, il y livre une interprétation métaphysique du soulèvement : "Cette révolution est d'abord spirituelle, écrit-il. L'esprit se venge. Il était temps. L'espoir est là. Etudiants, jeunes ouvriers l'ont en charge." Par la suite, ce sympathisant maoïste ira jusqu'à proclamer : "Mai confirma Dieu. Oui, une Pentecôte de l'Eglise invisible. Il y eut un grand vent et les portes claquèrent."
Ce souffle prodigieux porte un nom : unité. Que la jeunesse étudiante s'insurge, que les ouvriers se mettent en grève, quoi de plus attendu ? L'événement est ailleurs - dans la fusion des deux révoltes. Ensemble, tout devient possible : quarante ans avant la provocation sarkozyste, Mai 68 affirme l'urgence d'en finir avec ce qui sépare. "La grandeur du Mai français, c'est de dire que le couple dominant/dominé ne vaut plus, assure Jean-Claude Milner, ex-mao et linguiste raffiné. Au XVIIe siècle, à propos de la Fronde, le cardinal de Retz déclarait : "Le peuple entra dans le sanctuaire : il souleva le voile..." Mai 68, c'est cela : pendant quelques jours, le peuple a soulevé le voile."
Milner appartient à la poignée de militants qui jettent les bases de la Gauche prolétarienne (GP), à l'automne 1968. Tous partagent un même espoir : prolonger la grâce de Mai, empêcher que le voile ne retombe. Bientôt, ils volent des tickets et organisent le passage gratuit dans le métro. Le 8 mai 1970, ils dévalisent l'épicerie de luxe Fauchon, à Paris, avant d'aller distribuer le caviar dans un foyer de travailleurs immigrés. "Les militants de la GP jouaient aux Robins des bois, sourit le philosophe Bernard Sichère, ex-mao lui aussi, mais d'une autre tendance. Il y avait chez eux un côté théologie de la libération. C'est tout à fait le type d'action qu'auraient pu faire des chrétiens de gauche."
Mais l'essentiel, aux yeux des jeunes "gardes rouges", c'est de faire en sorte qu'étudiants et ouvriers continuent de se donner la réplique, voire d'échanger les rôles. Et, dans La Cause du peuple, le journal de la GP, une obsession revient sans cesse, directement inspirée de la "révolution culturelle" chinoise : lutter contre le clivage entre travail manuel et travail intellectuel, surmonter la division entre "ceux qui triment et ceux qui pensent". Pour cela, la première urgence est de multiplier les contacts sur le terrain : "Celui qui n'a pas enquêté n'a pas droit à la parole", martèlent les militants en reprenant une formule de Mao.
A cette tâche d'investigation, les reporters de La Cause du peuple vont s'atteler corps et âme : "A l'époque, je deviens une sorte de moine mendiant, témoigne Jean-Pierre Barou, aujourd'hui éditeur, qui multiplie alors les enquêtes en Bretagne. Je perds la femme avec laquelle je vis, la fille que j'ai eue d'elle aussi, et j'inscris la tragédie du prolétariat dans ma chair. A Fougères, une ouvrière m'a demandé : 'Pour gagner sa vie, faut-il la perdre ?' Et j'ai tout de suite pensé à la dernière phrase de ma mère, ouvrière elle aussi, sur son lit de mort : 'Tu sais, Jean-Pierre, j'ai eu une vie de naïve.'"
Les ouvriers ne sont ni naïfs ni passifs ; chez eux, l'imagination se déploie en une souveraine spontanéité : telle est pour les maos la grande leçon de Mai, celle qui ruine d'un seul coup la vieille orthodoxie marxiste-léniniste. "Au fond, ce qu'on apprend en Mai 68, c'est que la classe ouvrière peut penser, et faire penser", résumera plus tard le chef de la GP, "Pierre Victor", alias Benny Lévy, dans un dialogue avec Philippe Gavi et Jean-Paul Sartre, publié sous le titre On a raison de se révolter (Gallimard, 1974). Dès lors, à Renault-Flins comme chez Usinor (Dunkerque) ou chez Babcock-Atlantique (Saint-Nazaire), il s'agit de reconnaître la "puissance spirituelle créatrice" des actions ouvrières.
En Mai 68, l'un des premiers réflexes ouvriers fut de séquestrer le patron ? "On a raison de séquestrer le patron !", lance la GP. D'autres ont malmené les cadres avant de procéder à la "grande lessive" des bureaux ? "Bravo !", clament encore les maos, qui avertissent les bourgeois et leurs "laquais" dans les termes suivants : "Quand nous le voudrons, tous unis, on vous séquestrera, on vous crachera dans la gueule et on vous pendra. Par les pieds d'abord..."
Mais la vocation mao ne consiste pas seulement à enquêter ou à cogner devant les entreprises. Elle exige d'endosser la blouse bleue des ouvriers. Pour les dizaines de militantes et de militants qui décident de "s'établir" en usine s'amorce alors une authentique conversion : "On ne passe pas comme ça du statut d'étudiant à celui d'OS (ouvrier spécialisé), témoigne Denis Clodic, qui avait entamé un cursus d'ethnologie à la Sorbonne avant d'entrer chez Renault. C'est tout un itinéraire, il faut d'abord faire oublier son passé. Et puis, sur une même chaîne, à Billancourt, tu es au milieu d'Angolais, de Marocains, de Portugais. Tu dois apprendre à parler avec 300 mots. Il y a un côté prêtre-ouvrier : on est comme des curés, mais des curés rouges... qui mordent."
Dévouement, courage, discipline : entre le travail à l'usine et les réunions avec les camarades, l'"établi" dort peu, donne tout. Au coeur de l'engagement, insiste Benny Lévy, il y a "l'élément idéologique du sacrifice". Un révolutionnaire ne craint pas la mort, répète-t-il. La mort symbolique, d'abord, quand le militant s'efface après avoir rempli sa mission de médiateur, ainsi qu'en témoigne Jacques Theureau, aujourd'hui chercheur en ergonomie : "On a tout fait pour que les jeunes ouvriers soient maîtres des opérations, se souvient cet ancien établi de chez Renault, qui organisa avec d'autres la venue de Sartre à Billancourt, en octobre 1970. On se pensait comme l'intermédiaire entre le non-pouvoir et le pouvoir. On orchestrait notre propre disparition." La mort réelle, ensuite : le 25 février 1972, à la porte Zola de Renault-Billancourt, Pierre Overney s'écroule. Quelques instants auparavant, faisant face au vigile Jean-Antoine Tramoni, qui l'avait mis en joue, le jeune ouvrier maoïste a simplement dit : "Vas-y, tire !"
Au lendemain de ce drame qui ébranle la France entière, les "nouveaux partisans" de la GP jettent toutes leurs forces dans la bataille. Non seulement en enlevant Robert Nogrette, cadre dirigeant de la Régie Renault, mais surtout en réinvestissant Billancourt, pourtant quadrillée par les CRS. Ici encore, leur prédication s'avère aussi solitaire que suicidaire : "Le troisième jour, on sent que c'est cuit, raconte Denis Clodic, aujourd'hui directeur de recherche à l'Ecole des mines de Paris. Au lieu de se disperser, on se dit : "Autant y aller en gloire." Donc, on rentre dans l'usine, et là, il y a vraiment un côté christique : on se fait clouer, mais bien, par une centaine de gardiens qui nous tabassent et nous livrent aux flics. Moi, je me retrouve à Fresnes avec la mâchoire fracassée."
Overney est mort, et le pays reste calme. Pour les militants de la Gauche prolétarienne, c'est le début d'une vaste désillusion. Bientôt, une autre expérience, beaucoup plus douce celle-là, achèvera de les dérouter : la fameuse grève de l'usine Lip, qui fabrique des montres à Besançon. En 1973, protestant contre la fermeture annoncée de leur entreprise, les ouvriers s'organisent. Première surprise : ils réinventent l'autogestion. "On produit, on vend, on se paye", voilà leur slogan. Deuxième surprise : ils sont habités par l'enthousiasme religieux, comme le constatent les émissaires de la GP. "Avec Benny (Lévy), on y va, et on tombe sur les fesses, se souvient Denis Clodic. C'était des curés blancs, des leaders charismatiques, vêtus de blanc, qui organisaient une communauté en révolte. L'imprégnation du catholicisme était énorme. Ils réalisent ce dont nous avions rêvé, mais de façon très différente, sans envisager un instant la guerre civile. Bref, on comprend qu'on fait fausse route."
Un détail frappe Benny Lévy et ses camarades : les ouvriers de Lip ont soudé les portes de l'usine afin qu'elles restent grandes ouvertes. Rien à voir avec les pratiques de la CGT : depuis Mai 68, afin d'entraver l'"influence pernicieuse" des gauchistes, le syndicat bloque systématiquement l'accès des entreprises. Dans le comité d'action des Lip, au contraire, tout le monde est invité à s'exprimer, à participer, à vendre des montres... Or ces travailleurs se passent très bien du Petit Livre rouge, remarquent les observateurs de la GP. A leur tête, on trouve d'abord des chrétiens, notamment le syndicaliste Charles Piaget, membre de l'Action catholique ouvrière, et le prêtre dominicain Jean Raguenès.
Dans l'aventure collective des maos français, la rencontre avec ces hommes-là s'avère décisive. Elle provoque une brutale remise en question. "A nos yeux, Lip a représenté le point extrême de l'impulsion donnée par Mai 68, précise l'historienne Evelyne Cohen. C'était des ouvriers tels que nous les avions rêvés, et c'était des croyants. Au contact de quelqu'un comme Raguenès, qui nous raconte ses expériences mystiques, nous comprenons que nous ne pouvons pas aller plus loin sur la voie du politique. Et que les ressorts de l'engagement sont aussi religieux."
Fin 1973, la Gauche prolétarienne opte pour l'autodissolution. L'heure de l'enquête sociale semble révolue. Voici venu le temps de la quête spirituelle.
Jean Birnbaum
Article paru dans l'édition du 02.05.08.

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