jeudi 3 avril 2008

Don DeLillo : la terreur dans la peau




LE MONDE DES LIVRES 03.04.08

Qu'il vous coupe le souffle, vous fasse trembler ou vous laisse sans voix, c'est presque toujours une métaphore physique qui s'impose lorsqu'on parle d'un grand roman. Comme s'il fallait en passer par le corps pour dire une oeuvre de l'esprit. Dans L'Homme qui tombe, le dernier Don DeLillo, il y a ainsi, dès les premières pages, quelque chose d'instantanément charnel. Ce n'est pas seulement la pluie de cendres qui infiltre tout (nous sommes le 11-Septembre à New York, quelques minutes après la destruction des tours jumelles). Ni cette puanteur de l'air qui "imprègne la peau". Ni "les morts partout, (...) brumisés sur les vitres, dans les cheveux et sur les vêtements"... C'est quelque chose de plus troublant : des mots, des images qui entrent sous la peau.

Page 24, un médecin explique comment la mémoire d'un attentat-suicide peut rester "fichée" dans l'organisme d'un blessé, lorsque, des mois plus tard, celui-ci a "des grosseurs". "On s'aperçoit que ça vient de petits fragments". Des fragments minuscules du corps du kamikaze. Le terroriste explose en morceaux, il est littéralement atomisé, et les fragments de chair et "d'os sont projetés avec une telle force qu'ils heurtent les gens à proximité et s'enfouissent dans leur corps". Imaginez : vous êtes à la terrasse d'un café. Vous survivez à la déflagration, mais, des mois plus tard, vous découvrez ces "esquilles de chair humaine" qui se sont incrustées dans votre peau et qui en ressortent...

RESSORTS DE LA SURVIE

Vous qui ouvrez L'Homme qui tombe, prenez garde à cela. A ces images coupantes qui ressortiront un jour. Car DeLillo a l'art de la prémonition. Depuis son premier roman, Americana, publié aux Etats-Unis en 1971 (Actes Sud, 1992), il n'a cessé d'ausculter la société américaine, ses maux, ses folies. Ses matériaux de prédilection sont les nuages chimiques, les bombes atomiques, les voitures piégées, les prises d'otages...
Or on s'aperçoit aujourd'hui qu'aucune oeuvre n'a préfiguré comme la sienne l'importance du terrorisme dans la société moderne. Dans Joueurs (qui fit sensation à sa sortie aux Etats-Unis en 1977), DeLillo avait même identifié la cible des attentats, le World Trade Center. Et dans Cosmopolis - l'histoire d'un golden boy bloqué dans un gigantesque embouteillage sur la 47e Rue -, il achevait son récit sur l'image d'un avion "mué en boule de feu". L'Homme qui tombe explore la suite en quelque sorte : comment, après le trauma, chacun bricole les ressorts de sa propre survie. Et comment l'écrivain, lui, arrive à donner une forme à ce qu'il appelle "la liquéfaction du sens".
En cette matinée du 11 septembre 2001, Keith Neudecker émerge de l'enfer. Il a du verre dans le crâne et du sang sur le visage. Il sait qu'il doit fuir le plus loin possible. Fuir les débris qui tombent autour de lui et la tour nord qui s'écroule derrière. Mais pourquoi est-ce chez Lianne Glenn, son ex-femme, qu'il se réfugie instinctivement ? Pourquoi chez elle plutôt qu'aux urgences de l'hôpital ? Ils ont divorcé et ont un fils, Justin, 7 ans : peut-être pourra-t-il retrouver là de rassurantes habitudes ? Ce serait trop simple. Dans la bousculade, Keith a emporté une mallette qui ne lui appartient pas et qu'il va bientôt rendre à sa propriétaire, elle aussi revenue d'entre les morts. Keith entamera-t-il une liaison avec cette femme ? Trop simple encore. Dans la tête de Keith comme sous la plume de DeLillo, tous les repères se brouillent : temps, mémoire, langage. Lianne anime un atelier d'écriture pour malades d'Alzheimer (le parallèle avec le déclin d'une civilisation est tentant). La mère de Lianne, une dame élégante, cache sous son pantalon une prothèse de jambe, sans doute métaphorique, elle aussi, de quelque chose de lisse et parfait, secrètement amputé de ce qui lui permet de tenir debout. Quant à Justin, il passe son temps à scruter le ciel, persuadé que les avions vont revenir. C'est un type à longue barbe qui l'a dit à la télévision, un certain Bill Lawton - ou Ben Laden, mais il a entendu Bill Lawton. Et Justin a forgé ce mythe du "type à grande barbe qui se déplace en jet et a le pouvoir d'empoisonner ce que nous mangeons mais seulement certains aliments" - dont il est en train d'établir la liste.
Dans ce labyrinthe du sens, chacun cherche son fil d'Ariane. Keith finira à Las Vegas, noyé - dans le jeu - le seul moment, où, "dans le défilement routinier des cartes", ne surgit "aucune étincelle d'histoire ou de mémoire". D'autres, comme cet artiste des rues surnommé l'Homme qui tombe, transforment le cauchemar en spectacle, au risque de leur vie...
Quant à Don DeLillo, il suit ces différentes quêtes sans les juger, comme s'il acceptait de tâtonner avec ses personnages. Comme si la logique du récit était justement dans cette errance - cet "air rance" ? Sa phrase très particulière, souvent chaotique ou coupée en plein vol - et toujours remarquablement servie par la traduction de Marianne Véron - vient encore ajouter à cette impression d'un monde désorienté et désorientant, vacillant sur ses bases.
Un monde où, comme le note un personnage, "nous sommes tous des cibles, désormais".


L'HOMME QUI TOMBE (FALLING MAN) de Don DeLillo. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marianne Véron. Actes Sud, 304 p., 22 €.








Florence Noiville
Article paru dans l'édition du 04.04.08.

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