mardi 29 avril 2008

Faut-il boycotter les pays qui ne nous ressemblent pas ?



Le Figaro, 28/04/2008




Crédits photo : HANNAH/Opale





Par Chantal Delsol. La philosophe estime que l'Occident a trop tendance à juger le reste du monde selon des critères «ethnocentrés». Exemple récent : la Chine, que l'on assimile hâtivement à une dictature.




On se souvient des débats au sujet de l'Union soviétique pendant la guerre froide : valait-il mieux, pour la contraindre à changer, lui faire subir l'embargo ou bien au contraire multiplier les échanges ? Le second point de vue s'est révélé efficace. Mais la question ne devrait plus être là. Je regrette que nous en soyons toujours à discuter des moyens à employer. Il vaudrait la peine de se demander s'il est juste de vouloir contraindre la Chine à changer. Nous avons pris la mauvaise habitude de loger à la même enseigne tous les régimes qui nous ressemblent trop peu. À force de se considérer comme le parangon du monde, l'Occident a fini par tout mélanger dans sa désapprobation. La différence entre la Chine d'aujourd'hui et l'ancienne Union soviétique marque bien cette confusion des esprits.
On ne peut pas identifier un totalitarisme à une autocratie ordinaire. La différence est même de nature. Le communisme (comme le nazisme, d'une autre manière) répondait à une volonté utopique de refaçonner autrement le monde humain. De refaire l'homme, ou, comme aurait dit Rousseau, de le «renaturer ». Il y avait là une idée profondément terroriste, parce que destructrice de réalité. Si l'on croit que l'humain possède quelques caractéristiques inaliénables (il a besoin, par exemple, d'intimité et de complicité), on ne peut admettre un régime qui tente de lui enlever ce dont il a absolument besoin pour vivre, comme on le priverait d'eau. Les sociétés totalitaires étaient des antimondes, ou des non-mondes, ou des sociétés de l'immonde.
Il n'en va pas de même pour une autocratie, ce qu'est la Chine. Il s'agit là d'un régime politique historiquement bien connu. Il ne se fonde pas sur la volonté de nier l'humain réel et de le transformer en quelque ange improbable. Il s'enracine seulement dans une vision de l'homme qui n'est pas la nôtre. Il considère le gouvernant comme un père, les gouvernés comme des gens immatures qu'il faut mener à la vertu préalablement définie, avec bonté et fermeté.
Nous avons de très bonnes raisons de considérer que les humains parvenus à maturité sont de véritables adultes, tous également capables de décider de leur propre destin (par exemple de savoir combien d'enfants ils désirent) et du destin commun (en choisissant leurs gouvernants). Mais enfin ces raisons sont assises sur des convictions culturelles, qui n'ont rien à voir avec celles qui nous font rejeter un totalitarisme avec horreur. La Chine est un monde culturel, fondé sur des convictions morales souvent bien proches des nôtres, et sur des sagesses qui, si elles ne ressemblent pas à nos religions, proposent des réponses aux douloureuses questions de la vie et du tragique de la vie. Elle entretient un humanisme de respect, comme d'ailleurs toutes les cultures. Si les expressions de sa politique nous apparaissent cruelles, c'est que son anthropologie diffère de la nôtre. De même que le Coran exprime un humanisme bien réel, fondé sur une anthropologie où les femmes sont vues comme d'éternels enfants, qu'il faut protéger de leur faiblesse plutôt qu'ancrer dans leur autonomie, dont on ne les estime pas capables.
Il me semblerait légitime de boycotter des Jeux olympiques organisés par Hitler ou par Staline ou par Pol Pot, parce qu'ici on utiliserait notre humanisme dans le but inavoué de fabriquer des robots ou des zombis. Mais je trouve à la fois prétentieux et injuste d'ostraciser toute culture qui récuse notre modèle. Nous finissons par identifier notre particularité à l'universel au point de ne plus supporter aucune différence. Et nous nous croyons si seuls au monde dans notre prétendue supériorité que nous mêlons indistinctement, dans la même désapprobation, les criminels avérés et les dissemblables mystérieux. Confusion accablante. Là où les totalitarismes ourdissent un rapt d'être, les autocraties nourrissent une autre image de l'être.
Les réactions des régimes détestés devant nos reproches mériteraient à cet égard d'être comparées. Le totalitarisme communiste ne répondait jamais que par le déni, se prétendait démocratique et arguait sa défense d'une liberté plus profonde que la nôtre. Autrement dit, n'osait pas rétorquer sur notre terrain. La Chine n'a aucun complexe, parce qu'elle se sent détentrice d'une vision du monde tout autant humaine et légitime.
En mettant l'accent sur les valeurs asiatiques, la déclaration de Bangkok de 1993 confirme sa conviction de l'universalité des droits de l'homme, mais insiste pour affirmer la diversité de son interprétation, dans des contextes culturels et historiques différents. Certains pays asiatiques, comme Singapour, ont mis en valeur une incompatibilité entre la démocratie libérale et les valeurs asiatiques. Au fond, la spécificité de l'Occident, ce n'est pas la défense des droits de l'homme, mais la défense des droits de l'homme comme individu. Et les convictions anthropologiques chinoises, et aussi musulmanes d'une autre manière, sont enracinées dans le holisme, ou vision de la société comme communauté : l'individu n'y existe vraiment comme valeur que dans son groupe, sans lequel il perd sa signification.
Les Occidentaux ont une tendance, pernicieuse et sotte, à mettre dans le même sac le holisme et le totalitarisme : ils sont si obsédés par l'individu souverain qu'ils confondent un homme inscrit dans sa communauté et un homme dénaturé.
Nous ferions mieux, je crois, de mettre notre ardeur à combattre les derniers régimes totalitaires que sont la Corée du Nord et Cuba, qui règnent sur des antimondes ; plutôt que de nous acharner sur des impérialismes juste comparables à nos anciens colonialismes. Les premiers sont nos ennemis par nature, parce qu'ils sont les ennemis de la condition humaine. Les seconds sont des autres, qu'il serait insensé de vouloir nous assimiler. Nous pouvons tenter de les influencer ; les combattre s'ils nous agressent (comme les terroristes islamiques) ; ou encore organiser avec eux des joutes distrayantes, montrant ainsi que les différences s'expriment dans la fête autant que dans la guerre, parce que la pluralité est le propre du monde humain.

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