mardi 1 avril 2008

La terre gronde

Chine. Oubliés des réformes économiques, 750 millions de paysans peinent à vivre. Lancé en décembre, un réseau de résistance s’organise contre la saisie illégale des terres par les gouverneurs, de mèche avec les promoteurs.

Envoyée spéciale dans le Shaanxi PASCALE NIVELLE
Libération : mardi 1 avril 2008
«Voleurs de terres !» Le slogan est parti de Pékin fin 2007, lancé par un groupe d’intellectuels de l’université de Qinghua. Depuis, il court dans les rizières et les champs de maïs, réveillant la colère paysanne. Quelques enseignants, des dissidents, des avocats ont arpenté la campagne durant plusieurs mois et décidé de fédérer le plus gros malaise chinois, source d’innombrables conflits sociaux : le détournement des terres agricoles par les gouvernements des provinces. Après trente ans de réformes économiques, 750 millions de paysans sont sur le carreau : «La croissance, l’urbanisation et l’industrialisation font des centaines de milliers de victimes», explique un des activistes pékinois, dont il vaut mieux taire le nom. Selon lui, 75 % de la corruption serait liée au foncier. «Partout, des terres sont saisies illégalement, les autorités locales expulsent les paysans et vendent aux promoteurs immobiliers

Dans un café Starbucks de la capitale, à l’abri des oreilles indiscrètes, ce jeune avocat élégant et décontracté raconte le réseau de résistance qu’il tente d’implanter dans tout le pays, et «la deuxième révolution de la terre» en marche de la Mandchourie au Sichuan, jusqu’aux provinces de la côte est : «Nous prenons contact avec les paysans, nous écrivons un texte que signent quelques meneurs et nous le diffusons sur Internet.» L’espoir est d’être entendus par le gouvernement central : «Localement, il y a bien quelques sanctions, mais c’est du théâtre. Seul Pékin peut enrayer la corruption des pouvoirs provinciaux.» Partout, de nouvelles proclamations apparaissent, une vingtaine de provinces auraient déjà rallié le mouvement informel. Pékin, qui ne peut plus faire la sourde oreille, réunit commissions et comités d’experts dans ses ministères. Sans résultats pour l’instant.
Au «bureau des plaintes»

«C’est nouveau pour eux, cette situation, poursuit le jeune avocat, car les paysans sont en général paisibles et dociles.» A l’approche des Jeux olympiques, vitrine de toutes les ambitions chinoises, le feu couve dans les campagnes et cela ne peut qu’inquiéter les dirigeants. Ils reconnaissent eux-mêmes l’ampleur du problème : selon les chiffres récemment fournis par l’agence de presse d’Etat Xinhua , 80 % des nouveaux projets immobiliers dans dix-sept villes chinoises seraient illégaux. La plupart des «incidents de masse», mot de la propagande chinoise pour désigner les conflits sociaux, éclatent dans les champs et les villages. Il y en aurait des dizaines de milliers chaque année. Jamais évoqués dans la presse, sauf lorsqu’il s’agit de citer des répressions ou des condamnations pour l’exemple.
Dans la province du Shaanxi, au centre du pays, la rébellion a commencé le 12 décembre. Là, 70 000 paysans se battent depuis vingt ans pour récupérer 120 000 hectares de terres attribués par l’Etat, que les «officiels» ont détournés pour leur profit et celui des promoteurs. Ils ont épuisé tous les recours individuels. Certains ont fait dix fois le voyage à la capitale, pour présenter leurs doléances devant le «bureau des plaintes et des visites», antenne de la Cour suprême et dernier échelon judiciaire chinois. Une tradition héritée des empereurs Qing, qui a survécu au communisme.

Molestés et renvoyés
Le plus souvent, ils ont patienté des semaines en compagnie de centaines d’autres dans une ambiance de cour des miracles, ont déposé leurs requêtes et ont été finalement déboutés. Parfois, des hommes de main dépêchés par leur province les ont molestés et renvoyés chez eux. Il arrive aussi que le recours devant la justice, pour réclamer son dû de quelques mu (0,15 hectare) se solde au retour par un séjour prolongé en camp de travail. Cela est arrivé récemment à Yu Changwu, un activiste du Heilongjiang, dans le nord de la Chine, à l’origine d’une pétition. Chen Sizhong et Zhang Sanmin, deux piliers de la résistance du Shaanxi, ont été arrêtés à leur retour du bureau des plaintes de Pékin, et ont fait plusieurs mois de prison. Signataire de la lettre du Shaanxi, le même Zhang Sanmin, 63 ans, a été interrogé pendant vingt jours, accusé de «subversion d’Etat», une accusation réservée aux dissidents politiques. Début février, il a de nouveau été interpellé. Cette fois pour avoir parlé avec des journalistes.
En juin, Fan Yaping, vice-maire d’un village du Shaanxi, avait réuni une centaine de villageois devant la préfecture de X’ian pour protester contre les saisies illégales de terres. Le 21 janvier, il a été condamné par la justice de son district à un an de prison pour «rassemblement illégal». «Tous ces gens ont un cœur noir», constate le vieux Dong Shengxin, grande gueule du mouvement du Shaanxi et cible régulière des policiers locaux, que nous avons rencontré près de son village du Shaanxi. Dong a passé 142 jours en prison mais ne désarme pas, à près de 70 ans : «Je veux la justice et je n’ai plus peur de rien
En décembre, ces agriculteurs ont signé la lettre collective, inspirée de Pékin. Un fonctionnaire local, employé du «bureau des déplacements», révulsé par les abus manifestes de son gouvernement, a fait l’écrivain public. Les représentants des paysans n’ont eu qu’à apposer leur signature au nom des 70 000 autres. «Les dirigeants de la province sont devenus les propriétaires terriens des temps modernes, nous voulons la propriété à vie, écrivent les pétitionnaires. Seule la propriété peut empêcher les forces corrompues et pourries de voler notre terre.» La propriété n’est pourtant pas le but des activistes de Pékin, qui veulent rester dans le cadre de la loi et juste faire cesser les abus. En Chine, la propriété foncière reste collective, et donc celle des dirigeants du PC, les nouveaux seigneurs de la Chine. Les paysans ne disposent pour les lopins qui leur sont attribués que d’un droit d’usage, un bail de trente ans renouvelable. Un droit qu’ils ont d’ailleurs obtenu de haute lutte, après une rébellion de paysans dans l’Anhui en 1978. Dix-huit paysans, affamés par des années de disette durant la Révolution culturelle, auraient alors signé un pacte secret dans le village de Xiaogang et se seraient équitablement partagé la terre collective. Deng Xiaoping, le père des réformes chinoises, leur aurait accordé un droit de bail pour trente ans, devenu la norme. Aujourd’hui, les terres des paysans sont réduites à la portion congrue. Et ils ne peuvent ni acheter, ni vendre, ni transmettre en héritage. Ils n’ont que le droit de se taire, lorsqu’une décision «administrative» et sans appel ordonne la construction d’un golf, d’une usine ou d’un immeuble résidentiel, à l’emplacement de leurs champs.

«Ambiance d’espionnage»
La lettre du Shaanxi - vite censurée comme celles du Heilongjiang ou du Jiangsu - n’a fait qu’une brève apparition sur Internet. Le fonctionnaire qui l’a rédigée, appelons-le Wang Wei, raconte qu’une cinquantaine de signataires ont été aussitôt interrogés, accusés de vouloir «renverser le pouvoir». «C’est une ambiance de terreur et d’espionnage, dit-il, on arrête des paysans, âgés, désarmés.» Parler aux journalistes peut coûter fort cher, ça ne l’empêche pas d’envoyer lettre sur lettre à la presse chinoise, qui ne relaie pas l’information. Ancien militaire, cadre du PC, la cinquantaine, Wang Wei est révolté : «Depuis quinze ans, je me bats contre la corruption. Le système est toujours le même, le gouvernement central envoie de l’argent pour les paysans au bureau provincial, qui transmet à la ville qui envoie à son tour au district, ainsi de suite jusqu’au village où le chef se sert au passage. Entre-temps, on a acheté des voitures de luxe, construit des mairies qui ressemblent à des palais.» Les saisies illégales de terres sont devenues banales à force de se répéter, même si chaque expropriation est un drame pour une famille qui gagne péniblement 3 000 yuans (moins de 300 euros) par an et ne survit que grâce à l’aide de ses enfants, partis travailler au loin dans les usines. «Ici, les terres qui reviennent aux paysans ont disparu des livres administratifs. Les chefs de village, de bourg ou de district, les ont données à des amis ou des parents qui les louent aux paysans. La corruption est telle que la seule solution est de changer la loi et d’accorder la propriété aux paysans.» Pékin, qui a timidement ouvert la propriété privée pour les logements en 2007, est loin de couper avec la collectivisation, pilier de l’économie socialiste, malgré la pression des entrepreneurs privés, alliés circonstanciels des paysans.
Pourtant, la question devient brûlante. La Chine, qui compte un cinquième de la population mondiale, ne possède que 7 % des terres cultivables. Après deux décennies d’urbanisation intensive, on approche de la «ligne rouge» fixée par Pékin, les 120 millions d’hectares arables, au-delà desquels des pénuries alimentaires menacent. Aucune réforme n’est sérieusement à l’étude, la privatisation, répète la propagande, est «illégale, anticonstitutionnelle et impossible». «La terre appartient à celui qui la cultive», disait pourtant Mao au temps de la première révolution contre les seigneurs de la terre. Aujourd’hui, ils sont communistes.

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