dimanche 27 avril 2008

Le grand bond autoritaire

Deux sinoloques débattent de la vraie nature du régime
Pour Jean-Luc Domenach, le système a cessé d'être totalitaire. Pour Marie Holzman, seule la société civile a bougé. Le pouvoir est toujours aussi répressif

Le Nouvel Observateur. - Y a-t-il selon vous une chance pour que le gouvernement chinois réagisse à la crise tibétaine moins rudement que par le passé ?
Marie Holzman. - Si l'on s'en tient au discours du gouvernement, on voit bien qu'il régresse en recourant au vocabulaire de la Révolution culturelle : le dalaï-lama est de nouveau traité de «moine à tête de chacal», etc. Il n'y a d'évidence aucun progrès, même si on ne peut pas exclure qu'un dirigeant chinois décide de le rencontrer malgré tout.
Jean-Luc Domenach. - Tout est possible dans un régime autoritaire. Au terme d'un règlement de compte quelconque, l'attitude du pouvoir peut changer. Mais c'est de moins en moins probable au vu de l'incroyable vague de nationalisme qui déferle sur la Chine, une vague qui rappelle les excès que nous avons connus en France à propos de F Alsace-Lorraine. Or le pouvoir est affaibli notamment parce que la croissance économique ralentit. S'il se retrouve contraint de lâcher quelque chose, ce ne sera pas sur le Tibet, et je pense que le Tibet va passer par pertes et profits.
N. O. - Vous n'êtes donc pas optimistes quant à un assouplissement de la politique vis-à-vis des ethnies minoritaires...
J.-L. Domenach. - Dans le cas des Ouïgours (musulmans turcophones), qui s'agitent de nouveau au Xinjiang, les Chinois doivent se dire qu'ils peuvent les écraser sans hésiter. Car bien qu'ils soient plus vigoureux et organisés que les Tibétains, ils ont moins de soutien à l'extérieur.

M. Holzman. - Les Chinois sont absolument sans concession vis-à-vis des Ouïgours. Rebiya Kader a fait cinq ans de prison, dont deux ans dans le noir total, parce qu'elle envoyait des informations à son mari installé aux Etats-Unis. Et quand, après sa libération, elle a été élue en 2006 présidente du Congrès mondial des Ouïgours, deux de ses fils restés au Xinjiang ont été arrêtés et torturés. Il n'y a pas de méthode plus épouvantable pour punir une femme.
J.-L. Domenach. - A mon sens, la situation ne peut que s'aggraver dans le court terme, car la légitimité du gouvernement, jusqu'à présent fondée sur sa capacité à produire de la croissance économique, est en train de glisser vers sa capacité à défendre ses prétentions nationalistes. Dans le long terme, il peut y avoir des conséquences positives; on a vu certains nationalismes évoluer vers des formes d'institution plus souples.
M. Holzman. - Pour l'instant, l'exemple des Mongols donne une idée de ce qui attend les Tibétains. Aujourd'hui, on compte un Mongol pour dix habitants en Mongolie. Le vécu de cette perte d'identité, de culture, de territoire est extrêmement violent.
N. O. - Venons-en à la question plus générale des droits de l'homme en Chine, sur laquelle vous n'êtes pas d'accord Pour vous, Jean-Luc Domenach, je résume : la situation n'est pas bonne, mais elle est meilleure qu'avant...
J.-L. Domenach. - Oui. Sauf depuis trois mois, j'y reviendrai. Dans l'ensemble, on ne peut pas nier que ce régime jadis totalitaire soit devenu un régime autoritaire. Il reposait sur un appareil et une idéologie qui visaient à transformer le réel et les hommes, quitte à les détruire. II est maintenant dirigé par une couche sociale, issue du Parti, qui se préoccupe L d'entreprendre, quitte à vendre'ce qu'il n'est plus profitable d'exploiter. Résultat : sur le front des droits sociaux (droits des travailleurs, des femmes, etc.), le pouvoir réprime activement, mais en ce qui concerne les droits politiques (liberté d'expression, liberté de se défendre face à un parti unique, etc.), il est juste défensif et n'attaque que quand il est contesté. Il y a donc selon moi une amélioration constante - bien que limitée - des droits politiques classiques. Mais attention, il ne s'agit pas d'un autoritarisme mou, comme le franquisme de la fin. Nous sommes dans un régime autoritaire musclé qui devient sauvage chaque fois qu'il se sent menacé.
N. O. - Dans votre dernier ouvrage (1), vous parlez tout de même de «ramollissement».
J.-L. Domenach. - Le ramollissement s'arrête dès qu'il y a une menace, mais il existe. Les prisonniers politiques, par exemple, sont moins nombreux. Je les évaluais à 200 000 au lendemain de 1989, contre 15 000 ou 20 000 aujourd'hui. Les exécutions capitales restent trop nombreuses, mais la tendance est nettement à la baisse. Enfin, le contrôle de la presse est total là où cela compte (les titres, le journal télévisé, qui sont les mêmes partout) et beaucoup plus flou dans les articles des pages intérieures, et surtout sur internet. On voit la police du Net s'acharner à interdire des sites qui réapparaissent aussitôt sous un autre nom...
M. Holzman. - Pour moi, cette approche quantitative n'a pas de sens. Prenez le laojiao (détention arbitraire, sans procès, décidée par la police), qui était censé être réformé à la demande répétée du haut-commissaire aux Droits de l'homme. Or à l'approche des JO, que voit-on ? Que le laojiao a été largement étendu, au-delà des petits délinquants, aux drogués, aux mendiants, etc., afin que les rues de Pékin soient nickel au moment des Jeux. Pendant ce temps, il y a des colloques, des débats autour de ce sujet comme autour de la peine de mort. Les spécialistes étrangers sont contents, ils ont l'impression que les choses bougent. Mais, dans les faits, rien n'a changé. Voyez la peine de mort. On a accueilli comme un grand progrès que la décision finale revienne à la Cour suprême, et non pas aux tribunaux provinciaux, pour éviter les règlements de comptes locaux. Mais l'été dernier, le responsable de l'agence de sécurité alimentaire, accusé dans le scandale des médicaments frelatés, a été arrêté, jugé, condamné et exécuté en onze jours ! Un cas parmi d'autres qui montre que la justice en Chine est toujours soumise au pouvoir.
J.-L. Domenach. - Tout cela est vrai, mais un élément me rend optimiste : comme dans la France du xvnr siècle, une bourgeoisie apparaît aujourd nui et des corps professionnels se forment, comme ceux des juges, des avocats, des ingénieurs et des médecins. Ils n'agissent pas toujours pour le bien commun, mais ils sont animés d'une sorte d'élan professionnel qui les fait s'opposer par exemple à la police.
M. Holzman. -Je suis d'accord sur le fait que la société chinoise a énormément évolué. Elle est infiniment plus à même de se comporter comme toute société parvenue à maturité. En contraste, le comportement du régime paraît spécialement anachronique. A la veille du dernier congrès du Parti à l'automne, l'avocat Li Heping a été frappé pendant trois heures par les policiers qui lui disaient : «Dis que tu vas quitter Pékin !» Ils ne voulaient pas qu'il puisse rencontrer des journalistes étrangers et témoigner des abus subis par ses clients. L'avocat Teng Biao, qui a reçu le prix des droits de l'homme des mains de Rama Yade, a raconté comment des policiers avaient reçu l'ordre de résoudre une affaire de meurtre avant la fin du mois. Ils ont donc pris quatre hommes au hasard et les ont fait avouer sous la torture. Les juges savaient qu'ils étaient innocents, mais tous les quatre ont été exécutés. Des exemples terribles comme celui-ci, il y en a tous les jours.
J.-L. Domenach. -Je suis d'accord. Cette criminalité locale n'existerait pas sans le régime, et le régime en vit très largement. Mais la faction actuellement au pouvoir cherche à s'en dégager. Robert Ménard parle des 50 journalistes emprisonnés en Chine. D'une part, c'est bien peu, comparé aux 550 000 journalistes que compte le pays. D'autre part, les trois quarts d'entre eux sont des victimes de vengeances, de crapuleries locales contre lesquelles le régime a décidé de lutter pour ne pas disparaître.
N. O. - Cela nous amène à la question de la corruption. Peut-elle être résolue dans un système de parti unique ?
J.-L. Domenach. - La corruption est un pilier fondamental du pouvoir et un mode de rémunération de la couche dirigeante. Malheureusement, dans l'histoire économique du monde, les pourris ne disparaissent pas parce qu'ils sont pourris mais parce qu'ils échouent.
M. Holzman. - La corruption, c'est bien pratique : chaque fois qu'il y a un problème, le pouvoir désigne tel maire véreux, tel cadre corrompu. La fureur populaire se déverse sur les pourris, qui sont dûment fusillés, et les gens se calment. C'est ainsi que le système se perpétue sans jamais se corriger. Tant qu'il n'y aura pas une presse libre où puissent s'exprimer des voix divergentes, tant qu'il n'y aura pas un espace d'opinion libre, il n'y aura pas de contre-pouvoir. Je rappelle que le fondateur du Parti démocratique de Chine, Wang Bingzhang, purge une peine de prison à vie ! C'est un sacré message à l'intention de ceux qui voudraient s'y risquer, qui explique assez pourquoi les dissidents chinois n'arrivent pas à s'organiser. C'est très grave, car il n'y a pas d'alternative au régime s'il se produit une explosion du Parti, par suite d'un incident environnemental ou d'une inflation insupportable. Actuellement, les produits alimentaires ont augmenté de 50% en moyenne...
N. O. - Vous pensez que le pouvoir est inquiet ?
J.-L. Domenach. - Le durcissement que l'on observe depuis trois mois le laisse penser. L'inflation a joué un rôle décisif dans le déclenchement du mouvement de 1989. Et je ne donne pas trois ans pour que la croissance descende à 5%. Les protestations ne vont pas cesser de s'enchaîner, car la population ne supporte ce pouvoir que tant qu'il rapporte de l'argent. Le Parti en est conscient et je crois que les couacs vont se succéder, sauf si l'Europe ou les Occidentaux prennent une initiative concertée. Aussi bien en politique économique que sur la question tibétaine, la France devrait consulter Angela Merkel avant de faire quoi que ce soit. L'Allemagne en Chine, c'est trois fois et demie la France et les Chinois ne se priveront jamais des machines-outils allemandes. Sans cela, on va vers des JO où il y aura du sport sur les terrains et du sport dans les tribunes.
M. Holzman. - Il faut soutenir le mouvement de défense des droits citoyens, représenté par des avocats, des militants de plus en plus nombreux (2), au lieu de gober la propagande chinoise sur une prétendue amélioration. Si tous les dirigeants internationaux demandaient la libération d'un seul d'entre eux - Chen Guangcheng, par exemple, l'avocat aveugle qui défend des paysannes avortées de force à huit ou neuf mois de grossesse - ce serait un message d'encouragement en direction des Chinois prêts à défendre leurs droits. Et c'est le seul moyen de faire bouger le système.
(1) «La Chine m'inquiète», Perrin, 2008.
(2) "L'envers des médaille. J.O. de Pékin 2008", Editions Bleu de Chine.

Ursula Gauthier
Le Nouvel Observateur
Non au boycott
JEAN-LUC MELENCHON
Le jacobin laïque
Très remonté contre cette «théocratie indéfendable» et l'«enthousiasme béat» de ses partisans, «qui ont trop lu «Tintin au Tibet»», Mélenchon estime que le Tibet est chinois, un point c'est tout. Le soulèvement des Tibétains ? Il le rapproche de l'insurrection des «royalistes vendéens» matée par «les forces de notre République». Sur Dailymotion, sa diatribe anti-Tibet a été renommée «Mélenchon déchire le Tibet et le dalaïlama !» et elle fait un carton. Preuve que ses positions anti-«politiquement correct» trouvent un écho certain.
JACQUES ATTALI
Le mondialiste
«Les Jeux de Pékin, ce n'est pas Berlin !» Jacques Attali trouve plutôt «ridicule» que «60 millions de personnes essaient d'imposer à 1,3 milliard d'autres une façon de vivre». Il estime qu'il faut donner le temps à la Chine pour devenir une démocratie. Rappelant qu'il a fallu huit siècles à la France pour opérer sa mue. Un pragmatisme partagé par nombre d'entrepreneurs ou de politiques.
GEORGES FRECHE
L'ex-mao
«Que Sarkozy vienne ou pas aux JO ? Les Chinois s'en carrent ! Ils ne savent même pas où est la France.» Ce grand nostalgique de Mao - il veut ériger une statue du Grand Timonier à Montpellier - se devait d'afficher sa solidarité avec Pékin. Avec sa délicatesse habituelle, le président de la région Languedoc-Roussillon a sorti sa kalachnikov contre «Sarkozy, qui dit beaucoup de conneries sur la Chine», et «Ségo, qui veut libérer le Tibet avec son mousqueton». L'indépendance du Tibet ? «Et pourquoi pas les Bretons, les Basques et les Ch'tis ?»

Le Nouvel Observateur
Oui au boycott
ROBERT MENARD
Le pro de l'agit-prop
Mais où s'arrêtera-t-il ? Le 24 mars, il était à Olympie, le jour de l'allumage de la flamme, avec une banderole noire appelant au boycott. Deux semaines après, lors du passage de la flamme à Paris, il faisait encore plus fort en escaladant Notre-Dame... Le responsable de Reporters sans Frontières, adepte des actions coups de poing, est passé maître dans l'art de «marketer» ses causes. Un exemple ? Ce tee-shirt représentant les anneaux olympiques comme des menottes avec lequel s'affichent des stars comme Carole Bouquet ou Sophie Marceau et qui se vend comme des petits pains.
JEAN-PAUL RIBES,
Le militant associatif
Cet ancien journaliste d'«Actuel», bouddhiste convaincu, est l'un des premiers à avoir épousé la cause du Tibet. Initiateur de l'appel de solidarité pour le Tibet, ses réseaux dans les milieux intellectuel et médiatique lui ont permis de populariser son combat qui désormais fait des émules un peu partout en France, avec la multiplication des comités locaux pro-Tibet. Parmi les personnalités qui ont signé son appel de solidarité : Jane Birkin, André Glucksmann, BHL, Alain Finkielkraut...
LIONNEL LUCA,
Le parlementaire tibétanophile
Sur son blog, il a mis le drapeau du Tibet. Sa cause fait désormais fureur à l'Assemblée : le groupe d'étude parlementaire sur le Tibet mené par Lionnel Luca, député UMP des Alpes-Maritimes, a triplé ses effectifs ces dernières semaines. Avec des recrues de tous bords puisqu'on y retrouve aussi bien des socialistes comme Julien Dray, Jean-Louis Bianco, Patrick Bloche ou Marylise Lebranchu, que des UMP comme Olivier Dassault (fils de Serge) . Pour Lionnel Luca, il est «inimaginable» que le président de la République soit le dernier à annoncer le boycott de la cérémonie d'ouverture.

Le Nouvel Observateur
Ni oui ni non
RAMA YADE
La funambule
Elle s'est fait taper sur les doigts pour avoir parlé trop vite de «conditions» à la venue de Sarkozy à la cérémonie des JO. S'en est suivi un numéro d'équilibriste de vrai-faux démenti... Comme elle, les membres du gouvernement sont particulièrement gênés par rapport au sujet sensible des JO. Exemple : Bernard Kouchner, tentant de concilier droits de l'homme et susceptibilité des «amis chinois», s'est fait traiter de «collabo» par Lionnel Luca, pourtant de la majorité UMP.

Doan Bui
Le Nouvel Observateur

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