mardi 29 avril 2008

Le nationalisme chinois à l'épreuve

Analyse, LE MONDE 28.04.08

La virulence et l'ampleur des critiques internationales contre la Chine depuis le début des troubles au Tibet ont laissé Pékin interdit. La réaction des autorités, malgré l'utilisation des techniques modernes d'information à des fins de propagande, est dans la nature de ce régime aux réflexes datés : incompréhension, repli, intolérance. L'annonce, vendredi 25 avril, par les autorités chinoises qu'elles sont prêtes à renouer le dialogue avec le dalaï-lama indique une ouverture même si, à ce stade, on ne peut que spéculer sur sa portée réelle. Il pourrait s'agir d'un geste sans lendemain, destiné à apaiser les Occidentaux, et garantir le succès des Jeux olympiques.
Le caractère obsolète de ce régime n'empêche certes pas la Chine d'avoir changé : les actuels dirigeants ont pris la mesure des défis écologiques, sociaux et économiques à relever pour arrimer une prospérité toute relative parmi l'ensemble du milliard 300 millions de Chinois. On parle d'"ouverture", de "démocratisation", on insiste sur le soin mis à enrayer la catastrophe écologique annoncée, on assure être conscient du fossé entre riches et pauvres.
Le régime de Pékin accepte de jouer le jeu de la mondialisation quand cela lui sied, pour des raisons essentiellement économiques. Mais il n'est pas question pour lui de reconnaître que son appartenance à un monde globalisé suppose un certain nombre de devoirs et d'obligations : si, depuis l'étranger, certains osent reprocher au pouvoir son bilan globalement calamiteux en matière de droits de l'homme, la Chine-bernard-l'hermite rentre dans sa coquille. Au nom d'une exception politique et culturelle qui interdirait au reste du monde toute "ingérence" dans ses affaires intérieures... Pékin estime toujours ne pas avoir à rendre de comptes. La propagande s'offusque de la couverture médiatique des derniers événements au Tibet par les médias occidentaux et les autorités bouclent ce territoire redevenu pays interdit.
Comparé récemment par les services de propagande à un "loup avec un visage humain et un cœur de bête", le dalaï-lama fait les frais du retour à une sémantique qui fleure bon les métaphores les plus grotesques de la révolution culturelle... Dans un tel climat, on se demande à quoi vont bien pouvoir aboutir les discussions entre le "loup" et les représentants chinois...
Alors que Pékin ne cessait de mettre en exergue l'exercice de son soft power diplomatique qui consiste, notamment, en une participation accrue de ses forces armées à des opérations de maintien de paix, en une volonté affichée de s'associer aux efforts internationaux pour enrayer le génocide au Darfour ou résoudre les questions nucléaires en Iran ou en Corée du Nord, la Chine, blessée, s'est soudain figée.
Ressort alors le souvenir des vieilles humiliations, quand les troupes franco-britanniques détruisirent le Palais d'été de Pékin (1860) et lorsque les Occidentaux imposèrent à l'empereur une série de "traités inégaux".
Il est toujours savoureux de voir ces vieilleries remâchées dans la bouche d'officiels ou des jeunes radicaux antifrançais qui ont récemment défilé aux cris de "Boycottons Carrefour !" : le régime n'a jamais eu ni le courage ni la volonté de faire face aux récents errements d'un système totalitaire dont il est l'héritier. Mao n'était-il pas "positif" à 70 %, comme l'a énoncé le pouvoir depuis la fin de son règne ?
Fouiller dans les désordres du passé risquerait de saper les fondements de l'Etat-parti. Mieux vaut, en ce début de XXIe siècle, rappeler les excès des puissances coloniales : cela permet à la Chine de se poser en victime de ces "diables d'étrangers", donneurs de leçons.
En termes d'image, le bilan de ces dernières semaines est désastreux pour les caciques de la cité impériale post-communiste. Les Jeux devaient marquer le retour en fanfare de la Chine dans la cour des grands des pays respectables.
Certes, "le socialisme à caractéristique chinoise" - qui n'est ni socialiste et ni caractéristique de la Chine - a réussi en un quart de siècle à tirer des centaines de millions de personnes de la pauvreté, favorisé l'émergence d'une classe moyenne et l'embryon d'une société civile, permettant aux citoyens de disposer d'une plus grande latitude pour défendre certains de leurs droits. Mais après s'être efforcée de polir sa réputation afin de prouver qu'elle était devenue fréquentable, la Chine semble soudain renvoyée à son image de régime autoritaire, infantilisant ses citoyens et dédaigneux des aspirations de certaines de ses minorités. Si l'on devait assister au retour d'une démonisation sans nuance de la Chine par une partie de l'opinion publique mondiale, le régime en serait le premier responsable.
Le système n'est heureusement pas aussi monolithique qu'il y paraît. La muraille est fendillée, les audacieux glissent des messages dans les pierres. Le rédacteur en chef adjoint du grand hebdomadaire publié à Canton, le Nanfangzhoumo, a écrit récemment un article où il reconnaît implicitement l'importance du dalaï-lama pour les Tibétains en tant qu'autorité spirituelle et recommande à mots couverts l'établissement d'un dialogue entre le chef de l'église bouddhiste tibétaine et la Chine... Aurait-il été écouté ? Y a-t-il, au sein de l'appareil, des forces modérées à l'œuvre ? Il est vraisemblable que certains clans en concurrence ou en désaccord s'opposent sur les décisions à prendre.
Car le gouvernement fait face au défi le plus embarrassant qu'il lui ait été donné de relever depuis fort longtemps : le climat est maussade. Certains clignotants se sont allumés. Inflation en hausse, flambée des prix des denrées alimentaires de base, instabilité des campagnes, stagnation des exportations. Les hiérarques pékinois ne peuvent se permettre de perdre la face en cas d'échec des Jeux olympiques. La fête est-elle déjà gâchée ? C'est à Pékin de prendre les décisions qui s'imposent pour que le rendez-vous avec la reconnaissance internationale de la Chine attendue avec fébrilité par le peuple chinois ne soit pas terni. Les caciques chinois ont cependant des alliés : la plupart des pays occidentaux, qui, depuis belle lurette, évitent de fâcher la Chine en la critiquant autrement que de manière formelle sur les droits de l'homme et le Tibet, pourraient bien se satisfaire d'un geste habile de Pékin. Et tant pis si la reprise du dialogue avec le dalaï-lama reste sans lendemain et ne règle rien sur le fond.

courriel : philip@lemonde.fr
Bruno Philip, Correspondant à Pékin
Article paru dans l'édition du 29.04.08.

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