mercredi 23 avril 2008

Le plaidoyer d'une institutrice iconoclaste, en faveur de l'"aide chinoise"


LE MONDE 22.04.08 14h56
DEQIN (Chine) ENVOYÉ SPÉCIAL








AFP/FREDERIC J. BROWN
Paysans de la province chinoise du Yunnan, qui borde la "région autonome du Tibet", le 23 mars 2008.




Nous sommes face à l'immense muraille enneigée du Kawakarpo (6 740 mètres), montagne sacrée pour les Tibétains, qui la vénèrent comme une déesse. Dans sa petite école qui surplombe la route de Lhassa, l'institutrice avoue sa perplexité : "Je ne comprends pas pourquoi il y a des gens qui se révoltent à Lhassa ou ailleurs. La Chine prend pourtant soin de ses minorités ethniques ! Le gouvernement aide au développement des régions tibétaines... Regardez !" Elle montre un papier où figurent les noms de bénéficiaires de subventions. "Chaque mois, l'Etat alloue un pécule de 80 yuans - 8 euros - aux enfants des éleveurs et paysans pour leur éducation."
Deqin est un district d'une "préfecture tibétaine" de la province du Yunnan, qui s'adosse au Tibet proprement dit, c'est-à-dire, en termes administratifs chinois, la "Région autonome du Tibet". Celle-ci, dont la frontière se situe à une centaine de kilomètres plus au nord-ouest, est désormais interdite aux étrangers : des barrages défendent aux non-Chinois de s'aventurer plus avant sur la route de montagne qui serpente en contrebas de l'école et où l'on entend gronder les moteurs des semi-remorques en partance vers le "pays des neiges".
Le discours de cette jeune Tibétaine de 29 ans, jeans et casquette de base-ball, n'est certes pas forcément représentatif du sentiment général des Tibétains à l'égard de la Chine : plutôt que de nous donner son nom tibétain, elle se présente sous le patronyme de Li, qui sonne chinois ; elle avoue ne pas écrire ni lire sa langue maternelle. Dans la petite salle de classe, seuls des caractères en chinois sont crayonnés sur le tableau noir. Les cours en tibétain ? Non, tout est enseigné en chinois. Les élèves ? Tous tibétains...
On ne peut s'empêcher de lui demander si, en dépit du développement économique de cette région d'éleveurs et de paysans, tout cela ne préfigure pas le déclin de la culture tibétaine. "Non, la culture tibétaine n'est pas en danger", soutient calmement Mme Li. Elle s'empresse d'ajouter : "D'ailleurs, quand les parents le souhaitent, ils peuvent toujours envoyer leurs enfants dans quelques écoles de district où l'on enseigne le tibétain, l'artisanat traditionnel et la médecine tibétaine. Et puis, poursuit-elle en souriant, ici nous n'aspirons qu'à la paix et à la tranquillité."




CORVÉES OBLIGATOIRES


Ces propos, énoncés de la manière la plus candide qui soit et sans l'oeil inquisiteur d'un officiel, tranchent avec ceux que l'on a souvent l'habitude d'entendre dans la bouche de nombreux Tibétains, surtout ceux des habitants de la région autonome, plus hostiles aux Chinois et aussi plus réprimés par le régime.
Mais ici, dans ce qui fut la province du Kham, les réalités sont déroutantes et peut-être le fruit d'une histoire complexe : au temps des dalaï-lamas, Lhassa avait bien du mal à contrôler cette région où une vingtaine de principautés rétives se montraient jalouses de leur indépendance. Contrairement au Tibet central, devenu "Région autonome" depuis 1965 et qui resta relativement peu affecté par la politique chinoise jusqu'à la période précédant le soulèvement de Lhassa (1959), les réformes agraires et le modèle de développement socialiste furent ici imposés dès l'arrivée des soldats de Mao (1950).
Avec des fortunes diverses : les anciens serfs se félicitèrent parfois de la fin du système de corvées obligatoires qui les liait à leurs seigneurs dans le cadre d'un système féodal très hiérarchisé ; certains membres de l'aristocratie se réjouirent de la fin de l'autorité des fonctionnaires du gouvernement de Lhassa, qu'ils détestaient. Mais tout cela n'empêcha pas que, plus tard, ce soit dans ces mêmes régions que gronde la rébellion antichinoise des Khampas, qui devait culminer par la révolte de Lhassa et la fuite du dalaï-lama.
La religion reste un sujet où notre jeune institutrice infléchit tout de même un discours bien dans la "ligne" du parti : "Le gouvernement nous dit que le dalaï-lama est un séparatiste et qu'il faut se méfier des activités de sa clique. Mais nous, les Tibétains, le vénérons. Il est notre chef spirituel. Peu nous importe qu'il soit aussi une personnalité politique !"
C'est encore chez les moines, dans cette région restée paisible depuis les troubles qui ont émaillé une cinquantaine de villes et districts du "grand Tibet" depuis la mi-mars, que l'on retrouve ici une ferme attitude de "dissidence" affichée et un esprit de rébellion contre le pouvoir.
Dans un village de montagne, tout près de Deqin, ville salle et laide, verrue urbaine bâtie en fond de vallée, un moine d'une trentaine d'années a ainsi commenté les troubles au Tibet : "Je ne suis pas très au courant de ce qui s'est passé à Lhassa et ailleurs car nous n'avons pas la télévision et ne lisons pas les journaux. Mais ce que je sais, c'est que le dalaï-lama ne demande pas l'indépendance et n'incite pas à la violence." Sous-entendu : comme l'en accusent les autorités chinoises. Il a continué en disant fort peu goûter le souci des autorités qui, au sein de campagnes "d'éducation patriotique" dans les monastères, "nous incitent à aimer à la fois la religion et la patrie. Mais la religion, c'est quelque chose d'universel, la patrie, c'est autre chose !", s'est-il écrié.
En clair : le concept d'amour de la Chine est pour le moins étranger à ces moines reclus dans des monastères de haute altitude. Avant de prendre congé et de disparaître au détour du chemin dans un grand envol de robe rouge, il a fait part de ses craintes : "J'ai peur que les événements actuels ne dégénèrent en une violente confrontation entre Tibétains et Chinois han."


Bruno Philip
Article paru dans l'édition du 23.04.08.

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