lundi 21 avril 2008

L'Inde, la Chine et le dalaï-lama


Le Figaro 17/4/2008
Crédits photo : Le Figaro

Par Shashi Tharoor. Ancien sous-secrétaire général des Nations unies, l'écrivain indien revient sur le dilemmede l'Inde, écartelée entreses obligations humanitaires comme pays d'asile du dalaï-lama et ses responsabilités politiques de pays amide la Chine.

Pendant que le monde entier réagit à l'oppression chinoiseau Tibet, un pays se fait remarquer à la fois par sa position centrale dans ce drame et par sa réticence sur le sujet. L'Inde, terre d'asile du dalaï-lama et des jeunes Tibétains exaltés du Congrès dela jeunesse tibétaine, se retrouve face à deux choix difficiles.
D'un côté, l'Inde est une démocratie qui possède une longue tradition de tolérance des manifestations pacifiques, y compris contre des pays étrangers dont les chefs d'État viennent en visite. Elle a offert un refuge au dalaï-lama lorsqu'il a fui l'occupation chinoise du Tibet en 1959, a donné l'asile et la citoyenneté indienne à plus de 110 000 réfugiés tibétains, et leur a permis de créer un gouvernement en exil (sans le reconnaître) dans la ville himalayenne de Dharamsala.
D'un autre côté, l'Inde cultive de meilleures relations avec la Chine, qui l'a humiliée lors d'une brève guerre de frontière en 1962. Bien que leur dispute transfrontalière amère demeure non résolue et que la Chine ait été un allié vital et un fournisseur militaire des ennemis de l'Inde au Pakistan, les relations bilatérales se sont réchauffées.
Depuis trois ans, le commerce entre les deux pays double chaque année, pour atteindre 40 milliards de dollars en 2008. La Chine a désormais pris aux États-Unis son rôle de plus grand partenaire commercial de l'Inde. Le tourisme, particulièrement des pèlerins indiens se rendant à un grand site hindou sacré au Tibet, est florissant. Les entreprises informatiques indiennes ont ouvert des succursales à Shanghaï, et le siège d'Infosys à Bangalore a recruté neuf Chinois cette année. L'Inde n'a aucune envie de mettre tout cela en danger.
Le gouvernement indien tente d'établir une distinction entre ses obligations humanitaires en tant que pays d'asile et ses responsabilités politiques en tant qu'ami de la Chine. Il octroie au dalaï-lama et à ses partisans une place respectée, tout en leur intimant de ne pas mener d'activités politiques sur le sol indien.
Quand les jeunes Tibétains radicaux ont organisé une marche vers Lhassa depuis le territoire indien, il se sont fait arrêter par la police indienne bien avant la frontière tibétaine. Lorsque des manifestants tibétains ont attaqué l'ambassade de Chine à New Delhi, le gouvernement indien a renforcé la protection des diplomates chinois. Le ministre des Affaires étrangères indien, Pranab Mukherjee, a publiquement engagé le dalaï-lama à ne rien faire qui pourrait avoir un «impact négatif sur les relationsentre l'Inde et la Chine».
La position du dalaï-lama complique la relation diplomatique indienne avec la Chine. Il est à la fois le chef spirituel le plus visible d'une communauté religieuse mondiale, rôle honoré par l'Inde, et un chef politique, rôle que l'Inde autorise tout en le rejetant lorsqu'elle traite avec lui.
En tant que bouddhiste, le dalaï-lama prêche le non-attachement, la réalisation de soi, l'actualisation intérieure et la non-violence. En tant que Tibétain, il est admiré par un peuple attaché à sa patrie, dont la majorité souhaite l'indépendance et dont beaucoup sont décidés à se battre pour l'obtenir. Il incarne le symbole le plus mondialement reconnu d'un pays qu'il n'a pas vu depuis presque cinquante ans.
Le message de paix, d'amour et de réconciliation du dalaï-lama a trouvé des adeptes à Hollywood. Mais il n'a fait aucun progrès avec le régime qui dirige sa patrie, et il a été incapable d'éviter la transformation inexorable du Tibet en province chinoise. Ses sermons remplissent des stades de foot. Il a remporté un prix Nobel. Mais les dirigeants politiques du monde évitent de le rencontrer de peur d'offenser la Chine.
Les Indiens sont conscients que, sur ce sujet, les Chinois prennent facilement la mouche. Alors que le mois dernier, l'Inde facilitait la visite à Dharamsala de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, venue voir le dalaï-lama, elle annulait presque simultanément une rencontre programmée entre lui et le vice-président indien, Mohammed Hamid Ansari.
Lorsque la Chine a convoqué l'ambassadeur de l'Inde à Pékin au ministère des Affaires étrangères à deux heures du matin pour lui passer un savon au sujet des manifestations tibétaines à New Delhi, l'Inde s'est docilement soumise à l'insulte. Bien que le premier ministre, Manmohan Singh, ait publiquement déclaré que le dalaï-lama était la «personnification de la non-violence», l'Inde a fait savoir qu'elle ne soutenait pas ses objectifs politiques. Le Tibet, estime le gouvernement indien, fait partie intégrante de la Chine.
Le parti d'opposition Bharatiya Janata Party (BJP, qui dirigeait le gouvernement précédent) a critiqué l'administration actuelle en ce qu'elle n'a pas «émis d'inquiétudes sur l'utilisation e la force par le gouvernement chinois», mais d'avoir à la place «adopté une politique d'apaisement envers la Chine avec une considération bien mince de l'honneur nationaldu pays et de l'indépendancede la politique étrangère». Mais le BJP se serait-il conduit différemment ?
La vérité, c'est que l'Inde n'a pas le choix. Elle ne peut saper ses propres principes démocratiques et réduire la liberté d'expression des Tibétains sur son territoire. Elle ne peut pas non plus s'aliéner son plus grand partenaire commercial, qui est à la fois un voisin et une superpuissance mondiale émergente, à la susceptibilité notoire quant au Tibet. L'Inde continuera donc à osciller avec délicatesse sur sa corde raide tibétaine.

© Project Syndicate, 2008. Traduit de l'anglais par Bérengère Viennot.

Aucun commentaire: