mercredi 30 avril 2008

Mai 1968 - Mai 2008 : Quand un absolu chasse l'autre

"De la lutte des classes à la guerre des anges" 1/5

LE MONDE 28.04.08 13h17


AFP/UPILe 20 mai 1968, les étudiants en grève se rassemblent dans la cour intérieure de la Sorbonne occupée, devant les affiches de Mao Tse-Toung, Lénine et Karl Marx.



Le dispositif est familier, et pourtant quelque chose détonne par rapport aux meetings traditionnels. Certes, nous sommes rue des Ecoles, à Paris, en plein Quartier latin. Comme dans toute réunion gauchiste digne de ce nom, la tribune est recouverte d'un tissu rouge et surmontée d'une sono crachotante - que l'exiguïté de la salle rend parfaitement inutile. Toujours selon l'usage, l'orateur se fait attendre. Lorsqu'il paraît enfin, avec ses immenses lunettes, son gilet à rayures et son pantalon de velours, chacun retient son souffle, le regard calé sur ces longues mains juvéniles, qui n'en finissent plus de caresser le texte à proférer.
Jusqu'ici, rien que de très banal, dira-t-on. A ceci près que la scène ne se déroule pas en mai 1968, mais en décembre 2007, et que l'homme du jour s'appelle Jean-Claude Milner, 66 ans, brillant linguiste, auteur d'essais au style implacable et ravageur, dont le dernier en date s'intitule Le Juif de savoir (Grasset, 2006). Il y a quarante ans, ce théoricien glacial intimidait ses camarades de la Gauche prolétarienne (GP), principale organisation maoïste en France dans l'après-68. Désormais, il s'exprime devant les fidèles de l'Institut d'études levinassiennes, créé en 2000 autour de son ami Benny Lévy, ancien chef de la GP. Depuis la mort de celui-ci, à Jérusalem en 2003, Milner a pris la place du maître au sein du petit institut. Ce soir-là, du reste, le silence est impeccable quand, d'une voix souveraine et pincée, le grammairien énonce son sujet : "Sur les ruses de l'universel, études de cas : Mai 68 et le gauchisme."
Une heure durant, Milner cite les bons auteurs (Lévi-Strauss, Foucault, Sartre) pour examiner la "rencontre" entre Mai 68 et le gauchisme français. D'un côté, explique-t-il, Mai 68 pose la question du présent : "Mai 68 dit : la révolution, c'est pas pour les autres, pour plus tard. C'est pour nous, ici, maintenant." D'un autre côté, poursuit-il, le gauchisme redécouvre la question de l'"Histoire absolue", avec un grand "H". A l'intersection des deux, il y a la Gauche prolétarienne, qui tente de conjuguer l'esprit de Mai et la "révolution en soi" en inventant une politique de l'absolu. Or, il n'y a nul hasard, conclut l'orateur, si cette épopée se confond avec les noms de Benny Lévy, de Robert Linhart, auteur d'un livre fameux intitulé L'Etabli (Ed. de Minuit, 1978), ou encore de Pierre Goldman, insoumis et gangster assassiné en 1979 : "Moyennant la Gauche prolétarienne, tranche Milner, le gauchisme français est aussi une histoire juive."
Est-ce une blague ? Dans l'assistance, en tout cas, personne ne rit. Au contraire, Jean-Claude Milner peut contempler la mine exaltée de ses auditeurs, dont certains portent la kippa. Parmi eux, seule une poignée a connu l'époque des manifs et des batailles rangées, avant de vivre les lendemains qui déchantent, les petits matins glauques. Mais tous savent l'essentiel : quand l'espérance radicale s'effondre, seul demeure le désir d'infini ; dès lors que l'histoire manque à ses promesses, l'absolu se cherche un autre nom.
Mai 1968 - mai 2008, de la politique à la spiritualité : dans la grande famille des maoïstes français, ils sont un certain nombre à avoir emprunté ce chemin. Qu'ils soient religieux ou qu'ils continuent de se dire athées, beaucoup sont passés d'une scène marxiste, où le mot qui compte est "révolution", à une scène métaphysique, où l'on ne parle plus que de "conversion". A l'arrivée, c'est le credo monothéiste qui constitue l'horizon vrai de la radicalité : de Mao à saint Paul, pour les philosophes Guy Lardreau, Bernard Sichère ou Alain Badiou ; de Mao à Mahomet, pour leur camarade Christian Jambet, qui a appris le persan afin de se plonger dans l'étude des mouvements extrêmes en islam chiite ; et de Mao à Moïse, donc, pour d'autres.
Ou plutôt "de Moïse à Moïse en passant par Mao", comme le précisait lui-même Benny Lévy, qui aura incarné, mieux que quiconque, ce grand passage d'un absolu à l'autre. "Tôt, je rencontrai le Tout-Puissant. Dans le texte de Lénine, qui fut l'objet de ma première année à l'Ecole normale supérieure : je mettais en fiches les 36 tomes des Œuvres de Moscou", écrivait-il.
Leader charismatique de la Gauche prolétarienne, il devient ensuite le secrétaire personnel de Sartre et se tourne avec lui vers l'étude des textes juifs, au milieu des années 1970, délaissant les 36 tomes de Lénine pour les 20 volumes du Talmud. "Sous les pavés, la plage !", avaient lancé les insurgés en Mai 68. "Et si sous les pavés de la politique se cachait la plage de la théologie ?", rectifiait Benny Lévy, en 2002, dans Le Meurtre du Pasteur (Grasset-Verdier). Publié dans la collection "Figures", dirigée par Bernard-Henri Lévy, cet ouvrage était sous-titré "Critique de la vision politique du monde", comme pour entériner le divorce de la politique et de l'absolu : non, tout n'est pas politique ; non, la condition humaine n'est pas un problème dont la politique représenterait la solution.
De cet amer constat, les enfants du maoïsme français ont payé le prix fort. Un quart de siècle avant Le Meurtre du Pasteur, du reste, un autre livre avait déjà dressé l'inventaire : publié dans la même collection, cosigné par deux "ex" de la GP, Guy Lardreau et Christian Jambet, L'Ange était paru en 1976, l'année où Mao mourait, au moment où s'affirmait un certain discours antitotalitaire. Et si l'on considère souvent cet essai comme le manifeste des "nouveaux philosophes", c'est que L'Ange disait adieu aux années militantes, venant clore pour de bon les années "68" : "Nous avions fait l'épreuve d'une conversion (...). Nous croyions avoir touché le fond : savez-vous ces temps où tout vient à faire défaut, les nuits entières passées à pleurer à petit bruit, à petit flot, sur le passé sans remède (...). Nous nous retirâmes au désert", notaient Lardreau et Jambet dans ce "guide des égarés", où le congé donné à l'engagement politique débouchait sur une autre rébellion, spirituelle celle-là.
Tout ça pour ça ? A la place de la révolution culturelle chinoise, le retour à l'ancienne "révolution chrétienne" ? Là où Mao martelait que "l'oeil du paysan voit juste", s'agissait-il simplement d'affirmer, comme le faisaient les deux philosophes dans un pied de nez, que "l'oeil du prêtre voit juste" ? Ce serait trop facile, répond aujourd'hui Guy Lardreau. Au début des années 1970, ce normalien était l'un des chefs de la Gauche prolétarienne, coiffant à la fois le journal de l'organisation, La Cause du peuple (dont Sartre était directeur) et son secteur "cinéma" (où il côtoyait Jean-Luc Godard). A l'issue de son parcours militant, Paris lui étant devenu "intolérable", Lardreau s'est installé à Dijon.
Professeur en classe préparatoire (khâgne), il y habite maintenant un hôtel particulier un brin délabré, réaménagé en cabinet philosophique. Autour de son bureau, les oeuvres complètes de Hegel et de Thomas d'Aquin ; dessus, un vieux coupe-papier, quelques notes griffonnées. Et les Psaumes. Hanté par l'Orient chrétien, Lardreau entretient désormais une relation très forte avec "une certaine forme de rigueur qu'on appelle la théologie". Et avec la prière ? "Je vous répondrai comme Jésus : je ne sais pas ce que c'est que prier. Vous êtes bien suffisant, en disant "prier"...", lâche-t-il dans un douloureux sourire.
Sa mère était institutrice. Son père enseignait les maths au collège. Dans les années 1930, celui-ci avait été royaliste d'Action française. Après la guerre, "sur la base de la Résistance", il avait voté communiste, demeurant à la fois athée et "profondément catholique", précise Guy Lardreau. Lui-même, tout en définissant le christianisme comme "la plus grande révolution dans l'histoire de l'âme", refuse qu'on parle de son itinéraire comme d'un retournement.
"C'est cette idée qui a fait l'abominable succès de L'Ange, dont je me mords encore les doigts, confie-t-il. Le malentendu était complet : on a lu le livre comme une espèce de jérémiade calotine, couvrant d'une dignité spirituelle un pur et simple retour au bercail. Mais pour moi, c'était autre chose : j'avais investi une espérance maximale dans un domaine où elle s'était avérée mal placée. Alors il fallait essayer de comprendre ce que nous avions cherché, à partir du moment où cela ne s'épelait plus avec les mots du discours politique. Ce que nous appelions "l'Ange", c'était une figure telle qu'elle fit dans l'histoire une rupture absolue."
Malgré tout, maintenir l'horizon d'un autre monde possible ; à toute force, perpétuer l'espoir d'un "au-delà" pour notre temps : dans le sillage de Mai 68, chacun à sa manière, nombre d'anciens maoïstes ont tenté de relever ce défi. Aller à leur rencontre, ce n'est pas seulement brosser le portrait d'une génération au miroir de ses illusions passées. C'est aussi reconnaître, à même le présent, une ferveur et une virulence inentamées. Une soif d'absolu, surtout, qui en dit long sur notre époque, alors que la question religieuse y est redevenue centrale : "Quand la politique est à la baisse, la théologie est à la hausse. Quand le profane recule, le sacré prend sa revanche. Quand l'histoire piétine, l'Eternité s'envole", déplorait récemment le philosophe trotskiste Daniel Bensaïd dans un pamphlet intitulé Un nouveau théologien, B.-H. Lévy (Ed. Lignes).
De ce grand mouvement de bascule, les desperados du maoïsme français sont de parfaits témoins. Mieux : ils sont, cette fois encore, à l'avant-garde.

Jean Birnbaum
Article paru dans l'édition du 29.04.08.

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