mercredi 30 avril 2008

Mai 68 en héritage

LE MONDE DES LIVRES 20.03.08



Des étudiants et des ouvriers réunis devant les usines Renault à Boulogne-Billancourt,
le 18 mai 1968.
Au printemps 1968, dans le grand hall de Sciences Po Paris, quelqu'un avait tracé ces mots : "Il est interdit d'interrompre" (voir Les Murs ont la parole. Mai 68. Journal mural. Sorbonne, Tchou éditeur, réédité en 2007). Moins connu que le fameux "il est interdit d'interdire", ce slogan-là disait le rêve d'une révolution toujours recommencée. Très vite, pourtant, l'élan s'est bel et bien cassé, la parole a cessé de circuler. Non seulement entre intellectuels et ouvriers, entre hommes et femmes, entre Français et immigrés, mais aussi et peut-être surtout entre générations. L'expérience soixante-huitarde n'allait pas tarder à apparaître comme un "héritage impossible", selon le beau titre d'un ouvrage signé Jean-Pierre Le Goff (Mai 68. L'Héritage impossible, La Découverte, 1998).
Malaise dans la transmission. Ces dernières années, les jeunes fustigeaient leurs aînés "soixante-huitards", ces égoïstes qui auraient tout gardé pour eux : les prestiges de l'Histoire et la carrière au quotidien, l'exaltation du grand soir comme le dégoût des petits matins. Entre la génération de Mai et celles d'après, donc, la continuité semblait brisée.
Après la méfiance, les non-dits, le moment est-il enfin venu de reprendre contact ? Dans la déferlante éditoriale qui accompagne le quarantième anniversaire du joli Mai, en tout cas, plusieurs ouvrages manifestent le désir de renouer les liens : tandis qu'Alain Geismar dédie un livre de souvenirs à ses enfants, Patrick Rotman (1) publie avec sa fille Charlotte, journaliste à Libération, un album richement illustré intitulé Les Années 68 (Seuil, 344 p., 59 €).

"DIALOGUE"
Bien sûr, quand les pères gardent la main, quand ils ne convoquent leur enfant que pour se contempler dans une flatteuse miniature, ces retrouvailles tournent vite au fiasco. En atteste le livre que le philosophe André Glucksmann cosigne avec son fils Raphaël (qu'on a connu mieux inspiré dans ses documentaires), sous le titre trompeur Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy (Denoël, 240 p., 18 €). Un texte où le "dialogue" intergénérationnel n'occupe en fait que quelques pages, se réduisant à une interview du père par le fils sur le mode : "Dis, papa, pourquoi tu soutiens Nicolas ?" Page après page, ensuite, le lecteur étouffe entre deux monologues parallèles, aussi suffisants l'un que l'autre, dans la pire tradition de l'essayisme poseur. Tristesse.
A l'exact opposé de ce bavardage stérile, Virginie Linhart propose un tout autre dialogue avec son propre père, échange d'autant plus fécond qu'il se déploie sur le mode du silence. Son livre s'appelle Le jour où mon père s'est tu (Seuil, 182 p., 16 €). C'est un texte doux, généreux, qui réussit à nouer, par-delà les failles générationnelles, un naufrage personnel et une sensibilité collective : d'un côté, la tragédie de Robert Linhart, figure fondatrice du maoïsme à la française, au milieu des années 1960, et auteur d'un livre fameux intitulé L'Etabli (Ed. de Minuit, 1978) ; de l'autre, la sensibilité d'une génération, celle des filles et fils "soixante-huitards".
Tout au long de son enquête, Virginie Linhart effectue de subtils va-et-vient entre le mutisme de son père, qui s'est abîmé dans la folie au lendemain de Mai, et la parole de ses propres "camarades", ces enfants de militants qui partagent avec elle une même expérience.
Ils s'appellent Nathalie Krivine, Matthias Weber, Julie Faguer ou Mao Péninou. Qu'ils aient rejeté les idéaux de leurs parents ou qu'ils restent engagés à gauche, tous expriment peu ou prou les mêmes sentiments, entre gratitude et colère. Tous témoignent de la violente dépression qui emporta leurs parents quand vinrent "ces années de sortie du militantisme, à la fois extrêmement festives et destructrices". Tous soulignent aussi les conséquences ambiguës d'une éducation gauchiste, féministe et tiers-mondiste, où papa-maman étaient d'autant plus absents que la politique était omniprésente : "En me mariant, j'ai découvert qu'on pouvait parler de rien à table. Comment ça va ? Tu as vu, le magasin d'à côté a ouvert ?...", ironise Claudia Senik. "Je crois que mon apolitisme vient d'un profond dégoût lié au trop : j'en ai trop entendu", lâche Samuel Castro.
Tous évoquent encore une enfance plutôt austère, entre pessimisme viscéral et "désespoir méthodologique", selon l'heureuse formule de Jérôme Sainte-Marie ; une jeunesse soumise à des injonctions sans cesse contradictoires : d'un côté, "faut être premier à l'école" ; de l'autre, "seuls les salauds réussissent dans ce monde pourri !"... Tous (ou presque) disent enfin la soif de stabilité, le bonheur du cocon familial, les délices de l'embourgeoisement : "Je ne crois pas qu'il y ait une journée sans que je me dise : surtout, ne pas faire comme mes parents ont fait avec moi", tranche Lamiel Barret-Kriegel.
Virginie Linhart avait 2 ans en 1968. De tout cela, elle témoigne également avec force. Plus encore que les autres, son épreuve est singulière, bien sûr, et elle ne cache pas ce que la "disparition" de son père a eu d'exceptionnel. Mais c'est au miroir de ce désastre individuel qu'elle veut comprendre ce qu'elle nomme son "histoire collective". En allant chercher la vérité de ces parents, de leurs déceptions et de leurs silences, dans la parole des enfants. Un jour qu'elle confiait à Robert Linhart son projet d'enquêter sur Mai 68, celui-ci tenta d'abord de l'en dissuader. Puis elle vit les larmes monter dans les yeux de son père. "C'est notre secret, ma petite fille, murmura-t-il, que tu saches tout ça, et que moi je ne parle plus."

(1) De Patrick Rotman, signalons également Mai 68 expliqué à ceux qui ne l'ont pas vécu (Seuil, 168 p., 12 €).

Jean Birnbaum
Article paru dans l'édition du 21.03.08.

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