jeudi 3 avril 2008

New York en son miroir

par Éric Neuhoff
Le Fiagro 27/03/2008


Claire Messud - Les attentats font voler en éclats le petit monde narcissique d'un groupe de bobos. Puis le naturel reprend le dessus…

Ils s'imaginaient sans doute que ça pouvait continuer comme ça. Des discussions élevées, des citations, des restaurants : à New York, les trois héros lisent Guerre et Paix, se demandent s'il faut être côté Natacha ou côté Pierre. Ils ont trente ans, continuent à croire aux promesses, ont tous un manuscrit plus ou moins en train, des feuillets qui somnolent dans un tiroir, au cas où, passeport pour l'estime de soi. Danielle est productrice de documentaires : elle propose à la chaîne des reportages sur la révolution, et elle se retrouve avec des sujets sur les méfaits de la liposuccion. Julius est homosexuel, pigiste occasionnel à Village Voice. Voici la magnifique Marina, qui a un contrat pour un livre sur la mode enfantine et qui vient de retourner habiter chez ses parents (l' Upper East Side, quand même). Qu'on vous présente son père, l'empereur du titre, Murray Thwaite, un intellectuel libéral qui s'endort sur sa réputation de contestataire depuis la guerre du Vietnam, avec ses cheveux argentés et son parfum qui sent le gin-tonic.
Tout ce petit monde, toute cette harmonie, toutes ces illusions vont voler en éclats un certain 11 Septembre. Le roman commence au printemps 2001. Nous voyons les attentats arriver lentement, leur ombre s'étendre sur les personnages qui ne soupçonnent rien. Pourtant, il y a eu des signes avant-coureurs, sous la forme de cet Australien cynique et inquiétant qui jette son dévolu sur Marina, qui ne jure que par Napoléon et prépare un magazine censé renvoyer toutes les autres publications au néant ne pas oublier « Boothie », le cousin provincial obèse et mal dans sa peau, fasciné d'admiration pour son oncle Murray qui en fera son secrétaire particulier, à son grand désarroi.
Avec ce roman sophistiqué et foisonnant, Claire Messud a pris de l'ampleur, de l'altitude. Elle alterne les voix des protagonistes, compose un puzzle savamment orchestré, joue avec le lecteur. Impossible, par exemple, de ne pas hausser le sourcil en tombant page 433 sur cette description : « Tout au sud de Manhattan, un groupe de gratte-ciel illuminés s'élevait dans la nuit, d'une soli­dité et d'un mercantilisme rassurants dans la folie et l'artifice de la ville. » On connaît la suite. Messud utilise une prose chaloupée, de longues phrases à la Henry James. Elle observe ces enfants gâtés meilleures écoles, maison dans les Berkshires avec une tendresse amusée, une lucidité aiguë. Les filles se jalousent sans oser se le dire. Julius refuse de leur montrer son nouveau petit ami. Menues trahisons, mensonges par omission. Vous pensiez vraiment que Danielle allait avouer à Marina sa liaison avec le père de celle-ci ? Sacré Murray, tiens. Il n'avait pas prévu ça : prétendre qu'il est à Chicago la nuit du 10 septembre alors qu'il couche avec sa maîtresse à quelques blocs de chez lui.
Des accents dignes de Philip Roth
On voit vieillir sans qu'ils s'en aperçoivent ces éternels étudiants. Ils n'ont pas encore renoncé à conjuguer leur vie au conditionnel. Le passage où ils se demandent depuis combien de temps ils n'ont pas eu de fou-rire ensemble est une réussite absolue. Ils ana­lysent le moindre de leurs faits et gestes, décortiquent la plus minuscule de leurs émotions. Messud agit de même avec eux. Aucune pitié pour l'adolescence, l'âge où l'on considère que tout est nul et qu'on a toujours raison les dégâts que cela va provoquer. La tragédie du World Trade Center ne suffira pas à transformer les gens. Les égoïsmes reprennent le dessus. À quoi bon essayer de déboulonner les idoles ?
Vers la fin, on assiste à un enterrement où l'auteur a soudain des accents dignes de Philip Roth. C'est dire si Claire Messud domine sa génération, à quel point elle parvient à offrir de la densité, de la profondeur, à cette histoire de copains désenchantés. Aux dernières pages, « Boothie », le cousin disparu, abandonne un volume de L'Homme sans qualités dans sa chambre d'hôtel. C'est quelque chose qui ne risque pas de se produire avec Les Enfants de l'empereur.
Les Enfants de l'empereur de Claire Messud traduit de l'anglais (États-Unis) par F. Camus-Pichon Gallimard, 595 p., 25 €.

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