mercredi 30 avril 2008

Nouvelle histoire du mois le plus long

LE MONDE DES LIVRES 20.03.08
L'histoire de Mai 68 en France, comme le suggérait Diana Pinto il y a vingt ans dans la revue Le Débat, a tendance à être racontée selon les règles d'une "pièce grecque" : unité de temps (un mois), unité de lieu (Paris) et unité d'action ("une contestation (...) totale d'un système jugé comme étant trop rigide"). Sans nier l'importance de ce qui s'est joué alors entre Nanterre et le Quartier latin, de nombreux chercheurs plaident, depuis une quinzaine d'années, pour une autre dramaturgie. Ils rappellent notamment que les étudiants n'en furent pas les seuls acteurs, que l'agitation, pour avoir été d'abord parisienne, fut aussi provinciale et, enfin, que seule l'étude comparée des mouvements contestataires de l'époque peut permettre de saisir l'originalité du "Mai" français.
Ce triple décentrement - chronologique, géographique et sociologique - constitue le fil directeur des deux ouvrages collectifs que publient les éditions de l'Atelier et de La Découverte. Le premier, centré sur la France, se lit comme un atlas des différentes "scènes de la contestation", autrement dit comme une plongée au coeur des institutions où les "rapports d'autorité sociale" furent subvertis. Soucieux de "réinsérer le temps court dans le temps long", la plupart des vingt-neuf auteurs soulignent que "la coupure (ne fut) pas si radicale entre l'avant et l'après-68". Dans un passionnant article consacré aux transformations de la discipline dans un grand lycée de province, la sociologue Muriel Darmon écorne ainsi le mythe d'une "institution autoritariste cédant devant les poussées lycéennes" après le printemps 1968. Elle montre au contraire que certaines pratiques volontiers assimilées à "l'humeur antiautoritaire de l'esprit de Mai", telles que la promotion de "l'autodiscipline" ou la critique des "retenues", furent expérimentées dès les années 1940.

"CRISE DU CONSENTEMENT"
Sensibles aux "ruptures d'allégeance" qui ébranlèrent les hiérarchies traditionnelles dans les écoles, les familles, les syndicats et même les Eglises avant 1968, plusieurs auteurs insistent également sur la "crise du consentement à l'ordre établi" qui caractérise la "postérité" de l'événement. Notamment dans les usines. Auteur d'une thèse remarquée sur L'Insubordination ouvrière dans les années 68 (PUR, 378 p., 22 €), Xavier Vigna insiste ainsi sur l'élargissement du "répertoire d'actions" des grévistes à une époque où les pratiques illégales - sabotages, mise à sac des bureaux de la direction, voire séquestration des patrons - se multiplièrent.
Plus long mais de lecture plus facile, l'ouvrage publié à La Découverte brosse un tableau plus panoramique encore d'un Mai 68 défini comme "l'épicentre" d'une séquence encadrée d'un côté par la fin de la guerre d'Algérie (1962) et, de l'autre, par l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République (1981). Si l'approche, en soi, n'est pas nouvelle - un précédent collectif, également codirigé par Michelle Zancarini-Fournel, avait déjà posé les jalons d'une histoire élargie à l'ensemble des Années 68 (Complexe, 2000) -, la variété des entrées, une centaine au total, est sans précédent.
La principale qualité du livre réside d'ailleurs dans son économie générale qui joue sur les changements d'échelle en maintenant l'équilibre entre de nostalgiques retours sur quelques objets cultes (de la guitare à la "4 L"), de solides synthèses sur des sujets attendus (les gauchismes, la montée du féminisme, l'antipsychiatrie, la grève des Lip), d'utiles échappées hors des frontières hexagonales (sur les traces des "provos" néerlandais, des "nègres blancs" québécois ou de la Zengakuren japonaise) et, enfin, des contributions plus originales. En dépit de leur hétérogénéité - on y trouve aussi bien une étude sur les relations entre les habitants du bidonville et les étudiants de Nanterre qu'une analyse du fonds photographique des correspondants bénévoles de L'Humanité -, ces articles reflètent les lignes de force de l'historiographie actuelle, qui se caractérise à la fois par un regain d'intérêt pour l'histoire des sans-voix et par la redécouverte des mobilisations régionalistes, écologistes et intellectuelles des années 1970.

MAI-JUIN 68 sous la direction de Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal. Ed. de l'Atelier, 446 p., 27 €.

68. UNE HISTOIRE COLLECTIVE sous la direction de Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel. La Découverte, 848 p., 28 €.

Thomas Wieder
Article paru dans l'édition du 21.03.08.

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