dimanche 27 avril 2008

Pourquoi la Chine fait peur

«Quand la Chine s'éveillera, la terre tremblera», lança Napoléon. Depuis, l'Empire du Milieu, ses mandarins impénétrables et son immense peuple alimentent les fantasmes. Et voici que les protestations d'intrépides Tibétains et une flamme olympique vacillante réveillent les pires craintes. Sont-elles fondées ? «Le Nouvel Obs» fait le point sur le nouvel essor chinois et ouvre le débat avec deux éminents sinologues. Pour ne plus confondre les méfaits d'un régime autoritaire avec le sort d'une population injustement stigmatisée

Jusqu'à il y a quelques semaines encore, aux yeux des Européens, le pays le plus menaçant pour la stabilité mondiale était les Etats-Unis. Depuis les émeutes de Lhassa et les vicissitudes de la flamme olympique, les perceptions ont changé. Selon un sondage Harris effectué entre le 28 mars et le 8 avril, le danger public numéro un, c'est désormais la Chine. La Chine qui occupe le Tibet, qui exploite ses millions de travailleurs dépourvus de droits, qui emprisonne les défenseurs les plus faibles, qui écoule ses produits toxiques ou défectueux et qui, à l'approche des JO, prétend promener sa flamme olympique sous les applaudissements du monde entier. Comme si de rien n'était.Pour les Français, qui adorent pourtant détester les Etats-Unis, la parade manquée de la torche dans les rues de Paris a marqué un tournant. Il y aura désormais un avant et un après le 7 avril. Hier encore, la Chine apparaissait comme une formidable success-story, une locomotive providentielle pour la croissance mondiale, un modèle d'ultramodernité audacieuse. Médusée par la mutation du dinosaure communiste en superpuissance du XXIe siècle, on pariait sur ses atouts sans tout à fait oublier ses défauts. Sans être fana de la Chine, on était fasciné par le spectacle inouï de sa transformation, et de plus en plus séduit par les lanternes rouges d'«Epouses et concubines», les bosquets de bambous élastiques de «Tigre & Dragon» ou les mirobolantes tours de Shanghai dans «Mission : impossible»...
Il a suffi d'une journée pour que la magie s'évanouisse d'un coup. Une escouade de types athlétiques en survêt bleu et lunettes noires sur des visages fermés : c'est l'image glaçante qui surgit désormais quand on évoque l'empire rouge. Et c'est David Douillet qui exprime tout haut le sentiment général : «S'ils se conduisent comme ça à Paris, on se demande comment ils se conduiront chez eux.»Côté chinois, avec un décalage dû au durcissement du contrôle sur l'information, la déconvenue a été aussi brutale. L'opinion chinoise découvrait, abasourdie, l'hostilité sans fard d'un peuple - les Français - avec lequel elle se sentait pourtant le plus d'affinités. De cette douche froide va émerger la première héroïne des JO 2008. Les photos de la relayeuse Jin Jing, une athlète handicapée aux prises avec les manifestants protibétains qui tentent, sans succès, de lui ravir la torche, font pleurer les foules chinoises. «Lange en fauteuil roulant» est devenue l'emblème d'un peuple courageux et blessé, abandonné de tous, férocement attaqué par des ennemis sans coeur.Aujourd'hui, la colère et le ressentiment s'épanchent sur les forums, surtout ceux des enfants gâtés du miracle chinois, ces «petits empereurs» qui croient que tout leur est dû. Un nationalisme délirant, démentiel, ahurissant, s'exhale sans retenue. Il faut absolument faire payer à ces sales Parisiens leur crime de lèse-majesté. La vindicte populaire se concentre désormais sur les 122 hypermarchés Carrefour de Chine, au motif que l'un des actionnaires du groupe aurait «donné beaucoup d'argent à la clique du dalaï-lama»... Bernard Arnault - il s'agit de lui - a démenti, mais les manifestations continuent. Dans les couches modestes, on gesticule moins, mais on est très peiné : «Les gens du peuple voient dans les JO une occasion exceptionnelle de faire la fête après trente ans de labeur ininterrompu, explique le grand romancier Yu Hua. Personne ne comprend pourquoi le monde veut nous gâcher notre plaisir.»

Quant aux mandarins de Pékin, tout porte à croire qu'ils manipulent la cuisante déception collective, tout en cherchant à la contrôler afin d'éviter les débordements. En 2005, une flambée antijaponaise s'était rapidement retournée contre le gouvernement. Mais les occasions de recueillir l'assentiment général sont si rares, cela vaut la peine d'attiser en sous-main la sainte colère du peuple ! Il suffit de rappeler le passé récent, quand la Chine était la proie des appétits de tous les impérialismes. De faire allusion aux «guerres de l'opium». Elles sont gravées au fer rouge, ces guerres iniques, livrées au milieu du XIXe siècle par une Angleterre qui voulait ouvrir la Chine au commerce de l'opium. Résultat : la population tout entière rendue sciemment opiomane, le pays mis en coupe réglée par des puissances se taillant des concessions à leur botte, l'explosion de l'unité nationale au profit des seigneurs de la guerre... Et en point d'orgue, l'invasion japonaise en 1931 et son cortège d'atrocités.Ces ravages sont enseignés aux enfants, rebattus par les médias, exaltés dans les séries télévisées. Ils expliquent la susceptibilité à fleur de peau et les brusques flambées nationalistes. Mais très peu de Chinois savent que l'histoire des manuels scolaires et des talk-shows est tronquée. Ils ignorent par exemple que les mouvements lancés par Mao après la fondation de la Chine populaire ont coûté beaucoup plus de morts à leur pays que quinze ans d'occupation militaire japonaise. Ils ignorent plus encore le coût humain terrible de l'arrimage manu militari de la Mongolie, du Tibet et du Xinjiang à la «patrie socialiste». Ils savent confusément que leur histoire a été dévoreuse de vies humaines, ils ne savent pas combien les errements de leurs dirigeants y ont contribué.Tous ceux qui ont tenté d'y remédier l'ont chèrement payé. Le célèbre rédacteur en chef Li Datong a été limogé en 2005 parce qu'il publiait des articles contestant l'histoire officielle. Et au Tibet le professeur d'histoire Dolma Kyab a été condamné à dix ans de prison. Son crime : avoir osé rédiger (il s'agit d'un manuscrit jamais publié) une histoire du Tibet non conforme à la vérité d'Etat.Quand la contestation gagne les foules à Paris ou à Londres, les chefs de Pékin répondent par les mêmes accents autoritaristes, le même discours truffé de propagande, le même mépris pour la vérité. «La vérité, c'est que les leaders chinois ne savent pas comment se conduire face à des non-Hans (ethnie majoritaire de Chine), qu'ils soient tibétains ou européens, explique Francesco Sisci, correspondant à Pékin de «la Stampa» et fin analyste des arcanes pékinoises. Ils ne comprennent pas pourquoi on leur crache à la figure à Lhassa malgré les milliards investis, ni pourquoi le monde les montre du doigt alors qu'ils ont tout fait pour s'intégrer au concert des nations.» N'ont-ils pas conscience d'inquiéter par leur intransigeance, leur autisme, leur langue de bois ? «Pas du tout. Ils se sentent au contraire agressés, et injustement.» Comment expliquer cette inadéquation des perceptions ? Pour Sisci, le minimum de connaissance du monde fait défaut aux décideurs chinois - et réciproquement. « Au fond, malgré les foules d'experts formés dans les meilleures universités à l'étranger, ils ne comprennent toujours pas le fonctionnement du monde. Ils ne sont pas mûrs, psychologiquement et culturellement, pour assumer le statut de première puissance qu'ils pensent mériter. »Vieille nation colonisatrice, nous n'aimions pas la domination américaine, sans doute aurons-nous du mal à applaudir la naissance d'un nouveau géant.

Ursula Gauthier
Le Nouvel Observateur

Un sentiment d'exclusion

Il est 10 heures, quelques clients sont déjà attablés devant des bols de soupe de nouilles fumants. Nous sommes à Belleville, l'autre Chinatown de Paris, dans le restaurant d'Alexandre, un Français d'origine chinoise, qui habite là depuis vingt ans. Comme beaucoup, il se ferme quand on évoque les mots tabous : Tibet, JO. Il n'aime pas trop parler de politique, Alexandre. Evidemment, comme tout le monde ici, il a vu à la télé le fiasco du passage de la flamme à Paris. Il a été «choqué». Triste aussi que la «fête soit gâchée». Il n'est pas le seul. Contrairement à Alexandre, qui comme 80% des Chinois de Belleville vient de Wenzhou, une province de Chine populaire, Cheng Chi est une Chinoise de Taïwan. Elle «déteste» le gouvernement de Pékin et n'a pas peur de le dire. Ce qui ne l'empêche pas de se sentir ulcérée par la campagne de boycott des JO. «C'est à la Chine de balayer toute seule devant sa porte ! La France se mêle de ce qui ne la regarde pas.» Cheng Chi est très remontée contre «ce Robert Ménard qui fait le guignol pour faire parler de lui» et tous les politiques qui «donnent des leçons de morale». «Beaucoup de mes amis chinois se sont sentis agressés», résume Donatien Schramm, pilier du quartier et fondateur de l'association Chinois de France-Français de Chine. Un sentiment antichinois ? Avec l'immigration plus récente, celle des Wenzhou dans les années 1980-1990, plus pauvres, moins éduqués, ne parlant pas le français, l'intégration a été plus difficile. Et si les boat people des années 1970 inspiraient la compassion, les derniers arrivés inspirent, eux, des sentiments plus mitigés à leurs voisins «français», exaspérés de voir leur poissonnerie ou leur boucher remplacés par des magasins de textile chinois. Du coup, la parole se lâche. «Regardez les banderoles qu'avait faites Georges Sarre (ndlr, ancien maire du 11e arrondissement) contre les Chinois. Jamais personne n'oserait parler ainsi des Arabes ou des Noirs. Quand il s'agit des Chinois, on peut tout se permettre » s'agace Iinh, SinoVietnamienne. «On parle souvent de nous en mal, regrette Alexandre. La dernière fois, c'était tous ces reportages sur les «appartements ravioli». Les clients ont déserté les traiteurs et on a eu des faillites en série.» Sans parler de la psychose du sras et de la grippe aviaire, quand Chinatown était devenue zone sinistrée... Dans la communauté, une rumeur plane, tenace. Des gangs de cambrioleurs cibleraient volontairement des appartements de Chinois : «Ils croient que les Chinois sont riches etontbea ucoup de liquide chez eux», s'inquiète Huynh, 60 ans. Huynh n'est pas chinoise, mais d'origine vietnamienne, établie en France depuis les années 1960. Elle se sent pourtant, une fois n'est pas coutume, solidaire de la communauté chinoise dans l'affront fait aux JO. « La France est un peu mal placée pour donner des leçons à la Chine sur ce plan-là. Après tout, qui avait des colonies en Indochine, il n'y a pas si longtemps ? »

Doan Bui
Le Nouvel Observateur
n°2268, semaine du 24/4/2008

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