jeudi 3 avril 2008

Que Dieu punisse l'Amérique

par Christophe Mercier
Le Figaro 27/03/2008

Avec cette histoire d'un apprenti martyr, menée comme un thriller, John Updike, l'auteur de la saga « Rabbit » , décrit une Amérique dans la tourmente.

ÉtonnantJohn Updike! Depuis près de cinquante ans, il publie, bon an mal an, un roman nouveau, une brassée de nouvelles, des poèmes, et des critiques régulières au New Yorker. Terroriste (2006) est son dernier opus en date. Quoi qu'il puisse paraître présomptueux d'effectuer un classement à l'intérieur d'une œuvre qui, par son ampleur et sa diversité, est de celles qui dominent la littérature américaine du dernier demi-siècle, on osera cependant suggérer que Terroriste est le roman le plus réussi d'Updike depuis une dizaine d'années. On connait son éclectisme encyclopédique et on admire le futur terrifiant qu'il imagine dans Aux confins du temps, ou la relecture qu'il effectue de Hamlet dans Gertrude et Claudius. Néanmoins, il n'est jamais aussi bon que dans sa peinture détaillée, minutieuse, des fêlures, des craquements suscités par le temps dans le tissu d'une Amérique quotidienne.
Terroriste renoue avec cette veine de son œuvre, celle des cinq épisodes de Rabbit, vue en coupe d'une petite ville de Pennsylvanie entre 1959 et la veille de l'an 2000, à ceci près que Terroriste ne se situe pas en Pennsylvanie, mais dans une cité banale du New Jersey séparée de New York par un long tunnel sous l'Hudson.
On est en 2004. Ahmad Mulloy a dix-huit ans. Sa mère, d'origine irlandaise, aide-soignante de profession et peintre amateur, l'élève avec une indifférence confortable, qui lui laisse toute latitude pour rêver à son père absent, un Egyptien qui a quitté le foyer peu après sa naissance. C'est sans doute en pensant à lui qu'il s'inscrit, à dix ans, dans une école coranique, tenue par le cheikh Rashid. Il en devient le plus brillant sujet, brûle d'une foi pure et sincère, aveugle. Sur les conseils du cheikh, il renonce, après son diplôme de fins d'études, à entrer à la faculté, et passe un permis poids-lourds.

Nouvel avatar de Rabbit

Et c'est encore le cheikh qui lui trouve un travail de chauffeur pour un magasin de meubles d'occasion. Il sympathise avec Charlie, le fils du patron, qui devient pour lui comme un grand frère. Sa mère ne s'inquiète pas de ce manque d'ambition, mais Jack Levy, un vieux conseiller d'orientation, regrette que cet élève brillant se contente d'aussi peu. Devenu chauffeur, Ahmad va bientôt découvrir que ses clients ne s'intéressent pas uniquement aux meubles, et trouver un moyen de sublimer sa foi, jusqu'au sacrifice. On n'en dira pas plus, car Terroriste est aussi un magnifique roman à suspens, et Updike, en vieux renard, ménage des surprises jusqu'à la dernière page.
L'auteur de Coeur de lièvre exécute, minutieusement, de l'intérieur, le portrait d'un gamin intelligent, sincère, écœuré par l'Amérique qui l'entoure, et que sa pureté, son intransigeance, poussent à l'extrémisme. Ahmad et ses amis sont des zélateurs du djihad, et l'une des scènes les plus fortes du livre montre Ahmad et Charlie contemplant, de loin, la beauté du panorama de New York libéré des Twin Towers. Updike ne prend jamais parti et, en grand romancier qu'il est, se contente de donner à voir, de fouiller son tableau sans jamais juger son héros.
Le lecteur a l'impression étonnante de comprendre, au-delà des images vues et revues aux informations, ce qui se passe dans l'esprit d'un islamiste extrémiste. Le dégoût que le jeune Ahmad éprouve pour l'Amérique du XXIe siècle n'est finalement pas si éloigné de la lassitude ressentie par Jack Levy qui, depuis quarante ans, ne cesse de voir son pays, sa vie, son couple, se dégrader. Nouvel avatar de Rabbit, il constate les changements survenus dans sa petite ville, les échangeurs routiers et les grandes surfaces qui ont remplacé les pelouses, le discours vide des gouvernants, l'absence de sens de l'Amérique d'aujourd'hui. Le juif mécréant d'âge mûr n'est, tout compte fait, pas si loin du jeune musulman. Et le vieux romancier, diariste minutieux d'un demi-siècle d'Amérique, a rarement montré une telle empathie avec ses personnages.
Terroriste de John Updike traduit de l'américain par M. Hechter Seuil, 320p., 22€.

Aucun commentaire: