jeudi 3 avril 2008

Sept ans de réflexion

Préférence. «L’Homme qui tombe», roman post-11 Septembre de Don DeLillo, habitué des traumatismes collectifs et des complots.

NATALIE LEVISALLES
Libération : jeudi 3 avril 2008

Ceci est le roman post-11 Septembre de Don DeLillo. A peine les tours jumelles du World Trade Center effondrées, les Américains s’étaient mis à attendre les romans qui rendraient compte de ce qui était perçu comme le plus grand traumatisme de l’histoire du pays, en particulier celui de DeLillo. En 2002, Cosmopolis était sorti aux Etats-Unis, mais le manuscrit était quasiment fini au moment du 11 Septembre. Voici donc l’Homme qui tombe.
Le problème, ou l’intérêt, c’est que DeLillo a toujours écrit des romans post-11 Septembre, ou pré-11 Septembre, disons des romans écrits dans l’ombre anticipée du 11 Septembre, construits autour du complot, du terrorisme, de la menace d’une catastrophe collective. Etrangement, la couverture de l’édition américaine d’Outremonde (1997) est une photo des deux tours dans un nuage, au premier plan un oiseau aux ailes déployées, comme un avion à l’approche.
L’Homme qui tombe met en scène une famille bourgeoise de Manhattan. Keith travaille dans la finance, il a un fils, Justin, et une ex-femme, Lianne. Au moment où le récit commence, il échappe à l’effondrement de la tour nord et va se réinstaller chez son ex-femme et son fils. Justin a 8 ans et des copains, «les faux jumeaux». Peu après la parution de Cosmopolis en France, début 2004, DeLillo expliquait dans Libération que la menace d’une guerre nucléaire était dépassée. Depuis le 11 Septembre, disait-il, le danger est «plus personnel, plus intime. Aujourd’hui, la peur concerne directement nos vies, elle décide de ce que nous pensons quand nous regardons nos enfants». Dans l’Homme qui tombe, Lianne et Keith regardent Justin avec un mélange de perplexité et de crainte. Justin et les faux jumeaux parlent de l’attentat, ils prétendent que les tours ne se sont pas écroulées. La mère dit : «Il ne l’a pas vu à la télé. Je n’ai pas voulu qu’il le voie. Mais je lui ai dit qu’elles étaient tombées.» Le père pense : «Voilà ce que nous récoltons pour avoir mis une distance protectrice entre les enfants et les événements dans les médias.» Dans les mois ralentis qui suivent l’attentat, Keith abandonne son travail et devient joueur de poker professionnel, toujours en voyage. Lianne pense de plus en plus à Dieu, elle est «prête à être seule, elle et le gosse, comme ils étaient avant que l’avion n’apparaisse».
Dans Bruit de fond, DeLillo écrivait : «Toute intrigue a tendance à se diriger vers la mort.» Ici, la mort a déjà eu lieu. Est-ce pour cela que ce quatorzième roman est comme dénué d’intrigue ? Ou, plutôt, l’intrigue semble dégonflée, sans tension, comme en pleine dépression postexplosion. La seule tension qui reste est liée au fait que le présent est devenu insupportablement décevant et le monde imprévisible, un carburant romanesque moins évidemment efficace.
Les précédents romans de DeLillo partaient d’une histoire individuelle pour aller vers un complot mondial, dans un mouvement centrifuge. Ici, le mouvement est centripète : le romancier regarde les effets d’une catastrophe collective sur les existences et les pensées d’une famille. La déflagration, le tremblement de terre, se sont déjà produits, il ne peut plus se passer grand-chose. A peine quelques répliques, comme les apparitions de cet «homme qui tombe», un artiste qui fait des performances dans la rue. En costume, cravate et chaussures de ville, il se suspend tête en bas à un immeuble, un clocher, un pont, à chaque fois chassé par la police. Les passants y reconnaissent avec réticence une évocation des 200 personnes qui se sont jetées par les fenêtres des tours en feu et que les télévisions ont à peine montrées. Il y a aussi cette histoire racontée à Keith par le médecin qui retire les éclats de verre de son visage. Des mois après un attentat-suicide, il arrive que les gens présents sur les lieux aient des kystes. Quand le terroriste est atomisé , «les fragments de chair et d’os sont projetés à une telle vitesse et une telle force qu’ils heurtent les gens qui se trouvent à proximité et s’enfouissent dans leur corps, […] des shrapnels organiques on appelle ça». Dans ce roman, tous les personnages sont modifiés d’une manière ou d’une autre par les retombées de l’attentat qui sont comme des shrapnels psychiques, ou métaphysiques, mais l’homme qui tombe vraiment est sans doute Keith. Il plonge de plus en plus dans le poker, peut-être parce que, dans ce monde devenu imprévisible, «les cartes tombaient au hasard, sans cause assignable, mais il demeurait l’agent du libre-choix».

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