jeudi 3 avril 2008

Tours et détours d'un magicien des mots

par Bruno Corty
Le Fiagro 27/03/2008

«L'Homme qui tombe», son quatorzième roman, est la synthèse, magistrale, de toute son œuvre.

Delillo achevait son 13e roman, Cosmopolis, lorsque les tours de Manhattan furent frappées de plein fouet et détruites. Un autre que lui aurait sans doute modifié ses projets pour y inclure l'actualité. Ou aurait cessé d'écrire, paralysé. Mais lui, qui depuis trente ans (son premier roman, Americana, date de 1971) annonçait l'inéluctabilité d'une telle catastrophe, qui en avait même désigné dans Les Joueurs la cible, le World Trade Center, refusa tout net de modifier son histoire. Qui se terminait, de toute façon, dans New York au bord du chaos, par ce souhait du personnage principal, le golden boy Eric Packer : « A. Pas Il voulait être enterré dans son bombardier nucléaire, son Blackjack d'enterrement mais une crémation, une conflagration, mais enterré aussi. Il voulait être solarisé. Il voulait que l'avion soit téléguidé avec son corps embaumé à bord…. »
Du DeLillo pur jus. Un univers romanesque peuplé d'avions, de terroristes, de sectes, de comploteurs en tous genres. Artistes, chanteurs, écrivains, ses personnages fuient le succès, l'amour, pour se frayer un chemin ailleurs, dans une autre dimension, régie par d'autres codes, d'autres images et d'autres mots. DeLillo n'a cessé de travailler sur ces matériaux. D'essayer d'en décrypter le sens réel, caché. L'assassinat de Kennedy, la guerre froide, la bombe atomique, le Vietnam, le 11 Septembre. Des images chocs, des peurs gravées dans les esprits. L'Amérique touchée au cœur. L'Amérique qui s'interroge, crée des commissions d'enquêtes, commande des rapports, puis s'empresse de les ranger dans des boîtes et repart de plus belle, conquérante, dominatrice, sûre de son fait. On calme les foules et les esprits. Mais dans le fond, rien ne change. Le sang, les larmes versées, tout sèche et disparaît. Reste les mots. Le sens à donner à cette souffrance.
DeLillo imagine une fois encore un couple lézardé. Keith et Lianne sont séparés. Le matin du 11 Septembre, Keith est dans l'une des deux tours. Il en sort hébété, en sang, une mallette à la main. Au lieu de se rendre à l'hôpital, il rentre à son ancien domicile. Ce n'est plus vraiment chez lui, ce n'est plus vraiment sa femme, la mallette ne lui appartient pas et le sang sur son visage n'est pas le sien. Comment continuer d'avancer alors que tout est brouillé, les images, les bruits, les mots ? Son fils, Justin, passe ses journées à la fenêtre, à scruter le ciel avec des amis. Il attend les avions parce que Bill Lawton a dit qu'ils reviendraient. Bill Lawton ? Oui, le type en robe avec une grande barbe.

Las Vegas, le refuge idéal
Keith pense à sa vie d'hier, à ses parties de poker avec les copains disparus. Lianne, elle, est dans le présent et s'occupe d'un groupe de personnes atteintes d'Alzheimer. Elle a peur de perdre la mémoire. Est obsédée par un père suicidé. Et s'interroge sur l'identité réelle de son beau-père dont le nom sonne faux.
Dans la ville en état de siège, recouverte de cendres, d'objets perdus, un type en costume joue à se jeter du haut des édifices, accroché à un harnais. Cet artiste se fait appeler « l'homme qui tombe ». Son happening remplace des images jamais diffusées de gens se jetant des tours. Un acte d'anti-censure en somme. Dire les choses pour mieux les accepter ?
DeLillo monte en parallèle les vies de Keith et de Lianne après le drame. Keith avance comme un zombie, incapable de renouer avec les siens. Une passade avec une autre rescapée de la tour sud ne change rien. Le sexe est fade. Il recherche le danger. Prend des avions pour des parties de poker à forts enjeux. Revient toujours à Las Vegas, sa nouvelle base, royaume irréel, refuge idéal pour un électron libre, détaché de tous liens.
À New York, Lianne est seule avec sa peur. Elle refuse de prendre le métro, est pétrifiée lorsqu'elle entend parler de la prise d'otage de Beslan. Elle cherche ce que Keith fuit : le calme, la consolation.
DeLillo insère dans son récit éclaté, fragmenté, rendant à la perfection l'atmosphère d'angoisse et d'irréalité du moment, de courtes séquences où l'on voit les terroristes et leur leader, Mohammed Atta, préparer les attentats. Eux n'ont pas d'états d'âme : « Poussière que tout cela. Voitures, maisons, individus. Simples atomes de poussière dans le feu et la lumière des jours à venir. » Et l'écrivain, d'une phrase, de souligner que ce mardi-là, maudit entre tous, sous un ciel bleu azur, le pire était peut-être « l'horreur d'imaginer cela, le nom de Dieu sur les lèvres des tueurs et des ­victimes… »
Après avoir éreinté les derniers romans de Russell Banks et d'Updike, la critique américaine a encore boudé son plaisir. Elle ­voulait que DeLillo fasse dans l'épique, qu'il ressorte les grandes orgues romanesques comme dans son maître livre, Outremonde. Pourtant, dans sa sobriété même, son intensité, sa beauté étrange, L'Homme qui tombe est, à n'en pas douter, à ce jour, le roman qui s'approche, au plus près, de l'incompréhensible.
L'Homme qui tombe de Don DeLillo, traduit de l'américain par Marianne Véron, Actes Sud, 298 p., 19,50 €. En librairie le 4 avril.

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