mercredi 30 avril 2008

Une "divine surprise"



"De la lutte des classes à la guerre des anges"

LE MONDE 29.04.08


TARTRAT JEAN-PIERRE, La plupart des jeunes maos qui s'apprêtent à fonder la Gauche prolétarienne ont loupé le coche de Mai. Eux qui finiront par incarner dans l'imaginaire collectif la "Génération 68" sont en fait passés à côté.


Paris s'embrase, mais il n'en croit pas ses yeux. Un peu partout les barricades se dressent, et Jean-Claude Milner tombe des nues. En ces jours de mai 1968, il est pourtant aux premières loges, lui qui habite au cœur du Quartier latin. Mais rien n'y fait : le grammairien de 27 ans assiste à l'insurrection en spectateur dégagé.
Deux raisons expliquent sa perplexité. D'abord, Milner revient des Etats-Unis, où il a été impressionné par les mobilisations contre la guerre du Vietnam, et il est rentré en France avec la certitude que plus rien d'intéressant ne pouvait s'y passer. Ensuite, ce militant maoïste croit si fort à la révolution prolétarienne qu'il est incapable de prendre au sérieux la rébellion des étudiants, leurs revendications libertaires, féministes, bref "petites-bourgeoises", voire réactionnaires... "Je raisonnais de la façon marxiste-léniniste la plus sotte, et j'ai vécu Mai 68 comme une contradiction directe avec tout ce que je pensais", constate Milner aujourd'hui.
Certes, dans la Sorbonne occupée, le jeune normalien peut encore s'en remettre à ses auteurs préférés : "Le premier soir, je regarde, je me dis : "Bon, raccroche-toi à la Révolution française, à Jules Michelet..."" Mais quand, à deux pas de l'université, il arrive enfin au Théâtre de l'Odéon, haut lieu de la Commune estudiantine, les grands classiques ne lui sont plus d'aucun secours. "Les loges bondées, la parole qui circule... là, vraiment, ça n'a plus rien à voir avec ce que je peux intégrer. Je me souviens de la phrase prononcée par le comédien américain Julian Beck (animateur du Living Theater) : "Ce que je vois ce soir, c'est la plus belle chose que j'aie jamais vue dans un théâtre." Aujourd'hui encore, je cherche à comprendre ce qu'il voulait dire", murmure le linguiste.
Comme Milner, la plupart des jeunes maos qui s'apprêtent à fonder la Gauche prolétarienne, à l'automne, ont loupé le coche de Mai. Eux qui finiront par incarner, dans l'imaginaire collectif, la "Génération 68", sont en fait passés à côté. Or ce qui est en cause dans un tel fiasco, c'est une certaine relation au monde, à la fois érudite et abstraite. Et qui veut comprendre ce rapport au réel doit faire halte rue d'Ulm, dans le microcosme normalien où naît le maoïsme à la française : "C'est un moment très particulier de l'Ecole normale, explique le philosophe Bernard-Henri Lévy. Avant, c'était l'abbaye de Thélème. Plus tard, ça deviendra un lieu de bachotage. Mais là, pendant cinq ou six années, c'est un laboratoire de la révolution, qui va faire l'expérience de son impossibilité."
Depuis le milieu des années 1960, en effet, le philosophe Louis Althusser règne sur Normale-Sup. Il y enseigne une théorie communiste rajeunie par la doctrine chinoise, qu'il juge plus riche que le dogme soviétique, et moins conciliante que le marxisme italien. A ses disciples, il transmet un violent complexe de supériorité. Et surtout cette double conviction qui ne facilite guère la vie : d'une part, les concepts peuvent renverser des montagnes ; d'autre part, le monde est hors de portée. "La grande idée qui irrigue cette génération est liée au pessimisme historique d'Althusser, précise Bernard-Henri Lévy. On pourrait la formuler ainsi : aussi ardemment qu'une âme tente de sortir d'elle-même, elle ne rencontre jamais le réel."
Cette philosophie, la jeunesse rebelle qui peuple les khâgnes l'envisage pourtant comme la vraie pensée révolutionnaire. Et dans leur esprit, le seul nom d'Althusser suffit à déterminer une vocation : "Intégrer la rue d'Ulm nous était un devoir, car le "caïman" (préparateur à l'agrégation) s'appelait Althusser, confie le philosophe Guy Lardreau, alors élève au lycée Louis-le-Grand (Paris). Personnellement, la vie telle qu'elle va me paraissait dégoûtante. Qu'il y ait de la différence, de l'injustice, m'était insupportable. Alors, la voie naturelle d'un jeune comme moi, c'était d'entrer à l'Ecole normale et d'être payé pendant quatre ans pour apprendre le marxisme-léninisme."
Aux élèves d'Althusser, deux voies s'ouvrent alors, représentées par deux revues : le chemin proprement maoïste est celui des Cahiers marxistes-léninistes ; une piste encore plus théorique s'offre du côté des Cahiers pour l'analyse, tournés vers le psychanalyste Jacques Lacan, dont le séminaire se tient rue d'Ulm de 1964 à 1969. Qu'allaient donc y chercher ces révoltés ? "Au fond, ils pensaient que Mao était à Lénine ce que Lacan était à Freud, répond le philosophe Alain Badiou, qui appartenait au comité de rédaction de la revue. Sous l'impulsion de Mai 68, ils se sont projetés dans le maoïsme via cette puissante analogie : de même qu'il y avait une psychanalyse américaine sclérosée, que Lacan était venu dénoncer, de même il existait un léninisme soviétique ossifié, dont Mao avait interrompu le cours."
De Lacan, les maos héritent également un goût pour les formules lapidaires : "La femme n'existe pas", "il n'y a pas de rapport sexuel", tranche le psychanalyste en de mémorables sentences. "Rejetez vos illusions, préparez-vous à la lutte !", "On demande où est la bourgeoisie ? La bourgeoisie est dans le Parti communiste !", martèlent ses émules de la rue d'Ulm.
Las ! Ni la psychanalyse lacanienne ni le marxisme althussérien ne fournissent aux jeunes "gardes rouges" les outils propres à saisir la nouveauté du "moment" 68. Au contraire, cet appareillage théorique les rend aveugles à l'inédit de l'époque. "En Mai 68, j'ai 24 ans, témoigne le psychanalyste Jacques-Alain Miller, ex-mao et gendre de Lacan. Le monde tel qu'il est, la duperie des pauvres par les riches, tout cela me révolte. Mais sur le moment, je ne comprends rien à ce qui se passe. Jean-Claude Milner et moi sommes perdus dans la préparation d'un numéro des Cahiers pour l'analyse consacré à la "formalisation logique". Quand on sort de chez moi, on traverse la rue de Buci, un mouchoir sur le nez, sans vraiment prêter attention au gaz lacrymogène."
Lorsqu'ils prennent enfin la mesure des événements, après coup, les jeunes maos basculent soudain de l'indifférence à la ferveur, et du doute à la foi. Leur chef, Benny Lévy, ira plus tard jusqu'à parler de Mai 68 comme d'une "divine surprise", dans un curieux clin d'oeil à un mot célèbre du royaliste Charles Maurras, saluant en 1940 l'accession au pouvoir du maréchal Pétain.
Et au début des années 1970, la Gauche prolétarienne a d'autant plus à coeur de prolonger le "miracle" de Mai que ses fondateurs ont traversé l'événement en n'y voyant que du feu. Cette vaste opération de rattrapage, ils la mènent résolument, avec la radicalité systématique sans laquelle il n'y a pas, en France, d'intellectuels dignes de ce nom. Ici, bien sûr, c'est Sartre qui donne le ton : "La France sartrienne, c'est un pays où la question politique est liée à l'engagement des intellectuels, observe Alain Badiou. Dès lors que vous mélangez le maoïsme à l'existentialisme sartrien, vous produisez une position militante qui ne se rencontre nulle part ailleurs : le maoïsme français avec sa forme hypertendue, qui en fait ressortir la subjectivité en partie aberrante et la dimension religieuse."
Voici donc une figure insolite et typiquement française : le normalien "lacano-maoïste". Si ce militant se lance dans un activisme effréné et très concret, qui le mènera parfois jusqu'en prison, son rapport au quotidien n'en demeure pas moins filtré par un enthousiasme ultra-spéculatif. Pour lui, il s'agit toujours de court-circuiter le réel, de passer outre : "Lacan nous avait appris que le désir est irréparable, résume Guy Lardreau. "Il y a un au-delà de la demande", telle était sa thèse de fond. Nous la rapprochions de celle d'Althusser : "Il y a un au-delà de l'opinion." Nous avons essayé de tenir ensemble ces deux "au-delà"."
Pour la petite troupe, voici donc l'horizon : un certain "au-delà". Au-delà du monde présent, de ses inégalités, de sa division. Dans la rue, sur les marchés et à la porte des usines, les maoïstes vont donc jeter toutes leurs forces dans un effort désespéré pour perpétuer le "prodige" de Mai. Pour maintenir vivante, surtout, ce qu'ils considèrent comme sa véritable signification : "Mai 68 n'est pas réductible à l'épisode des barricades au Quartier latin, assure l'éditeur Jean-Pierre Barou, ex-mao lui aussi, aujourd'hui captivé par le bouddhisme tibétain. C'est un instant de communion, dont la vérité se joue dans les années 1970. Qu'on appelle cela "unité des consciences", selon la formule de Sartre, ou "karma", comme disent les bouddhistes, peu importe. L'essentiel est là, dans l'ordre de l'invisible, dans cet "au-delà" de la lutte des classes et de l'histoire."
Emballement idéologique, fureur conceptuelle, extase métaphysique : chez les maos de Normale-Sup, tout est réuni pour que la politique finisse très vite en mystique. Le regard tendu vers un grand soleil chinois dont ils ignorent à peu près tout, sauf ce que leur en dit le bulletin de propagande Pékin-Information, ces brillants esprits agitent la bonne parole de Mao comme d'autres brandissent les textes saints. "Certains d'entre eux étaient intégristes, assure l'intellectuel égyptien Baghat Elnadi, alter ego d'Adel Rifaat, frère de Benny Lévy et converti à l'islam. Je me souviens d'une discussion sur Lin Biao (symbole de la "Révolution culturelle" chinoise) qui avait dit un jour : "Même si on ne la comprend pas, il faut appliquer la pensée de Mao." A la Gauche prolétarienne, certains étaient d'accord avec ça. Le Petit livre rouge, pour eux, c'était un peu le Coran."

Jean Birnbaum
Article paru dans l'édition du 30.04.08.

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