samedi 5 avril 2008

Vers l'Internet à tout faire

Vinton Cerf, pionnier du Web et expert chez Google

LE MONDE 05.04.08
Vous avez fait partie des premiers concepteurs d'Internet. Quel regard portez-vous sur l'évolution du Réseau mondial ?

Vinton Cerf : Beaucoup plus de personnes tentent aujourd'hui d'innover sur Internet. Pour décrire son mode d'évolution actuel, j'utilise souvent le modèle de la fourmilière. Si vous observez deux ou trois fourmis pendant toute une journée, il est probable que peu de choses intéressantes se produiront. Mais il y en a des millions. Et, chaque jour, une ou deux fourmis font une découverte dont profite la fourmilière. Internet fonctionne ainsi. Avec près de 1,3 milliard d'utilisateurs, soit seulement 20 % de la population mondiale, de nouvelles expériences sont tentées quotidiennement. Je suis toujours un peu fébrile lorsque je lis les pages business de la presse, car j'y découvre souvent que quelqu'un a inventé un nouvel usage d'Internet, et qu'il va falloir encore nous adapter...
Qu'apporte le Web 2.0 en matière de nouvelles utilisations du Réseau (blogs, chats, échanges de fichiers) ?

A mes yeux, le terme Web 2.0 relève largement du slogan marketing. Il laisse entendre qu'une nouvelle génération du Web apparaît. Je pense plutôt qu'Internet se transforme selon un phénomène de coévolution : il interagit avec tout ce qui l'entoure, et s'adapte. Les nouvelles applications poussent le Réseau jusqu'à ses limites et contraignent à créer de nouvelles solutions techniques. Cela dit, je dois reconnaître que certaines innovations associées au Web 2.0 sont, elles, tout à fait réelles. Dans le passé, les premiers systèmes d'échanges d'informations entre les entreprises n'ont pas bien fonctionné par manque de standardisation : c'est justement ce qu'apporte le Web 2.0. Et cette avancée arrive au bon moment. Aux Etats-Unis, les gros investissements réalisés lors du passage à l'an 2000 ont permis d'automatiser l'activité interne des sociétés. Reste à effectuer l'étape suivante : l'automatisation des échanges entre les entreprises. Et quel meilleur outil pour le faire qu'Internet ?
Les internautes bénéficieront-ils aussi de ces échanges ?

Les consommateurs interagissent déjà avec les entreprises via le Web. Cela se passe plutôt bien pour effectuer des transactions, avec des confirmations par mail. Mais les entreprises doivent souvent retranscrire les ordres des internautes à la main pour les communiquer à leurs partenaires. C'est cela qu'il faut automatiser. C'est notamment possible grâce à des applications comme Google Earth ou Google Maps, qui ont été conçues de façon à permettre à d'autres entités de les intégrer à leurs propres services sur le Web. Ainsi, les scientifiques localisent sur Google Earth leurs réseaux de capteurs, sismiques par exemple. Pour accéder aux données, il suffit de cliquer sur l'icône qui les représente. De plus en plus, les chercheurs pourront ainsi travailler ensemble en agglomérant différents réseaux de capteurs indépendants et en corrélant ces informations avec la géographie ou la climatologie.
Et en matière de commerce électronique ?

Prenez, par exemple, une entreprise qui dispose de la liste des appartements disponibles à Dallas, au Texas. Elle peut injecter ces informations dans Google Maps. Lorsqu'une personne cherche à se loger, la base de données de l'agence présente la carte localisant l'ensemble des appartements répondant aux critères demandés. Une telle agence utilise ainsi les ressources sous-jacentes du Web pour augmenter la valeur de son information.
Peut-on attendre des applications du même type sur téléphone mobile ?

Bien sûr. Cet objet, vous le portez sur vous où que vous alliez. Vous pouvez donc poser des questions qui n'ont de sens que si le système d'information associé sait où vous êtes. Trouver le cinéma le plus proche, par exemple.
Le mobile ouvre la voie à l'obtention d'informations géographiquement indexées de grande valeur. Il existe déjà 3 milliards de mobiles dans le monde, dont 15 % peuvent accéder à Internet, soit près d'un demi-milliard d'appareils... Demain, le premier contact avec Internet d'une fraction significative de la population mondiale sera réalisé via un téléphone mobile et non via un ordinateur.
Avoir recours au mobile dégrade le confort d'utilisation du Web...

A première vue, oui. L'écran n'a pas du tout la même taille. Quant au clavier, il est parfait si vous ne mesurez pas plus de 10 cm... Mais la plupart d'entre nous sont plus grands !
Il faut donc imaginer de nouvelles pratiques. Le mobile pouvant détecter la présence d'un écran d'ordinateur dans la pièce, il n'y a aucune raison pour qu'il ne puisse pas le piloter. Idem avec un clavier sans fil. Les gens sont tellement habitués à utiliser Internet avec un seul outil à la fois qu'ils ne pensent pas que le téléphone mobile peut devenir le coeur d'un petit réseau.
Quel impact cela aura-t-il sur la vie quotidienne ?

Imaginez une telle utilisation du téléphone mobile dans les voitures. Celles-ci disposent souvent d'un récepteur GPS et d'une instrumentation indiquant, par exemple, combien il reste d'essence. L'important, c'est que le téléphone mobile puisse relier la voiture à Internet. Et cela marche dans les deux sens. La voiture obtiendra des informations du Web, et lui en fournira. Sa vitesse, par exemple : cette donnée pourra rester anonyme tout en étant accessible aux opérateurs de réseaux routiers, qui l'exploiteront pour détecter des encombrements, et informer en retour les autres conducteurs.
Ce que vous décrivez ne s'inscrit-il pas déjà dans le Web 3.0, l'Internet des objets ?
Tout à fait. De façon générale, l'Internet des objets permettra de déléguer la gestion des objets à des tiers. Il sera ainsi possible d'adresser à des sites de services des demandes telles que : "Enregistrer tel film", sans avoir à se plonger dans la liste des chaînes ni dans les programmes de diffusion. Les machines s'en chargeront. Elles communiqueront entre elles pour déterminer le prochain passage de ce film et l'enregistrer pour nous.
Des milliards d'objets seront ainsi dotés de capacités de communication entre eux. Ce qui permettra de masquer la complexité des technologies à l'oeuvre. Tout se passera dans les coulisses.

Michel Alberganti
Article paru dans l'édition du 06.04.08.
WW : World Wide Web. Toile (d'araignée) mondiale. Application d'Internet, fondée sur la navigation entre les pages de sites à l'aide de liens hypertextes, créée en 1989 par Tim Berners-Lee.
WEB 1.0 : Désignation de la première version du Web d'Internet.
WEB 1.5 : Evolution du Web utilisant des pages dynamiques avec remises à jour.
WEB 2.0 : Terme inventé par Dale Dougherty et popularisé en 2004 pour désigner les applications interactives et la possibilité pour un site d'exploiter des informations provenant d'un autre site.
WEB 3.0 : Internet des objets. Evolution du Web permettant d'attribuer une adresse Internet à des objets munis d'une puce électronique leur permettant de communiquer entre eux et avec des sites sur la Toile.

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