samedi 10 mai 2008

Joschka Fischer : "Ce qui reste de 68, c'est un engagement passionné pour les opprimés"


LE MONDE 2 09.05.08 11h13
REUTERS/ARND WIEGMANN
"Tout a commencé en réalité en 1967. Avec la mort de Benno Ohnesorg, tué par la police le 2 juin 1967, ici, à Berlin..."


En 1968, Joschka Fischer a 20 ans. Celui qui, trois décennies plus tard, s'imposera comme un grand homme d'Etat allemand, vice-chancelier et ministre des affaires étrangères vert de Gerhard Schröder, s'éveille alors à la politique. Pour Le Monde 2, il revient sur cette période de révoltes, sur les différences – et les influences réciproques – entre les événements allemands et le mai 68 français, sur son parcours, de l'extrême gauche au gouvernement.

Joschka Fischer a établi ses nouveaux quartiers dans une villa du quartier chic de Grunewald, à l'ouest de Berlin. L'ancien ministre des affaires étrangères du gouvernement rouge-vert (de 1998 à 2005) reçoit dans un lumineux sous-sol transformé en bureau de sa société de conseil. C'est là qu'il prépare ses conférences, ses cours à l'université américaine de Princeton ou ses chroniques pour le site Internet de l'hebdo madaire Die Zeit. Figure du mouvement alternatif de Francfort où il rencontre, à la fin des années 1960, Daniel Cohn-Bendit, il a participé à la fondation du parti Die Grünen (les Verts) qu'il a amené au pouvoir. Il raconte, en exclusivité pour Le Monde 2, son Mai 68. Histoires et leçons.
Quel est votre premier souvenir du mouvement de 1968 ?

Tout a commencé en réalité en 1967. Avec la mort de Benno Ohnesorg, tué par la police le 2 juin 1967, ici, à Berlin, au cours d'une manifestation contre la visite du chah d'Iran. Elle a provoqué une grande émotion en province aussi, à Stuttgart, où j'habitais alors. Le surlendemain, il y a eu une marche silencieuse, à laquelle je me suis joint spontanément. J'ai rejoint le SDS [Fédération des étudiants socialistes]. 1968, c'est l'année des lois sur l'état d'urgence, l'occupation des universités. Puis il y a eu l'attentat contre Rudi Dutschke [leader du mouvement étudiant], à Berlin, qui fut un véritable choc pour nous tous. Et dans la rue, la confrontation avec la génération de la seconde guerre mondiale. La réaction était des plus simplistes : " Vous n'avez qu'à aller en RDA, ou dans un camp de travail " et, le pire, " On va vous gazer ". C'était aussi le temps de la guerre au Vietnam, des hippies…
Que faisiez-vous à Stuttgart ?

Rien. Puis je suis arrivé à Francfort à Pâques 1968. Le lundi a eu lieu le deuxième grand blocus de l'immeuble du groupe de presse Springer – lors du premier, le vendredi saint, j'étais encore à Stuttgart. J'aurais mieux fait de déménager le mardi parce que j'ai été copieusement battu par la police. C'était l'époque de Mai 68 en France, que nous suivions avec un grand intérêt.

Connaissiez-vous déjà Daniel Cohn-Bendit ?

Non. C'était aussi le temps du grand espoir apporté par le "printemps de Prague". Quand le 21 août l'armée soviétique est entrée en Tchécoslovaquie, nous avons organisé une grande manifestation avec l'Association des étudiants conservateurs contre la mission militaire russe qui était à Francfort, auprès des forces américaines. C'était sans doute un reliquat du statut quadripartite [la division de l'Allemagne vaincue, à la fin de la seconde guerre mondiale, en quatre zones d'occupation, soviétique, américaine, britannique et française]. Alors que les étudiants de droite rentraient chez eux, nous avons occupé pacifiquement la mission russe. Nous avions l'espoir d'un socialisme qu'il serait possible de concilier avec la liberté.
C'était votre état d'esprit à l'époque. Ce n'est pas une reconstruction a posteriori ?

Non. A Francfort, nous étions des anti-autoritaires de gauche. J'étais critique par rapport à l'Union soviétique. La guerre froide ne m'amenait pas à admirer l'autre côté.
Avant ces événements, étiez-vous déjà politisé ?
Politisé? Je l'ai été définitivement avec 68 mais je me suis toujours intéressé à la politique. Je viens d'un milieu de réfugiés [allemands de Hongrie] conservateurs, avec une tradition chrétienne-démocrate. Beaucoup d'éléments ont joué. Le soulèvement des étudiants, la révolte de la jeunesse, et redisons-le, la guerre du Vietnam. A l'époque, l'armée américaine n'était pas composée de professionnels comme aujourd'hui. Il y avait des garnisons un peu partout en Allemagne et nous avions des contacts avec les soldats américains, des jeunes de la classe moyenne qui fréquentaient les mêmes lieux que nous. En 1965, le chancelier Ludwig Erhard avait envisagé d'envoyer des soldats allemands au Vietnam et Willy Brandt disait que la liberté de Berlin-Ouest était défendue au Vietnam. Les gens de ma génération étaient très attentifs à ce genre de discours, parce que si des Allemands avaient été envoyés en Indochine, nous aurions été parmi eux. Nous avions donc un rapport à la guerre du Vietnam qui n'était pas seulement théorique mais aussi pratique. J'avais une image très positive des Etats-Unis, celle de la puissance bienfaisante. Elle a été alors fortement ébranlée.

Willy Brandt disait : la liberté de Berlin est défendue au Vietnam. Près de quarante ans plus tard, Peter Struck, le ministre de la défense du gouvernement rouge-vert dont vous étiez le ministre des affaires étrangères, affirmait, pour justifier la présence de soldats allemands en Afghanistan : " La sécurité de l'Europe commence dans l'Hindu Kuch ".

Ça n'a rien à voir. Le Vietnam était dans la tradition des guerres coloniales. La France avait passé le relais aux Etats-Unis dans le sud de l'Indochine. En Allemagne, le souvenir de la guerre d'Algérie n'était pas aussi prégnant qu'en France, mais il était là aussi. La lettre de Che Guevara depuis la Bolivie – "Créer deux, trois, quatre Vietnam" – a également joué un rôle. L'intervention actuelle en Afghanistan n'a rien à voir avec une expédition coloniale.

La révolte contre une tradition familiale conservatrice vous a-t-elle aussi animé ?
Certainement. Partout en Europe et aux Etats-Unis, les valeurs traditionnelles étaient remises en cause, mais particulièrement en Allemagne. Ce n'est pas 68 qui a posé le rapport au national-socialisme mais c'est ma génération qui a grandi au moment de cette contestation, avec une conscience différente de celle de nos frères et sœurs plus âgés. Dans les années 1950-1960, nous avions vécu dans l'ambivalence. La démocratie s'était développée, la confrontation au passé avait commencé sans qu'il soit besoin des événements de 68. Mais on ne doit pas oublier les millions de complices silencieux, de criminels planqués et d'admirateurs du nazisme qui étaient une réalité. J'avais 12 ou 13 ans quand au lycée on nous a présenté un film sur Mein Kampf, ce qui était la preuve d'une évolution positive en République fédérale. J'avais été choqué. Ça a joué un rôle en 1968 et dans les années 1970. Je ne crois pas qu'il soit possible d'expliquer le terrorisme allemand sans cette confrontation générationnelle. Ce n'est pas par hasard que l'Allemagne, l'Italie, le Japon, les trois puissances de l'Axe, 0nt connu cette forme de terrorisme, contrairement à la France.
Il y avait donc une spécificité française ?
La guerre froide a conduit à un consensus en Allemagne de l'Ouest après la guerre, sur la base de l'anticommunisme. En France, je serais vraisemblablement entré au Parti socialiste, après 1968. Le PS français était beaucoup plus ouvert. Et la crainte de la radicalité au sein de ce parti était beaucoup moins lourde que dans la social-démocratie allemande. C'est lié à la guerre froide entre la RFA et la RDA, incluse dans la grande guerre froide entre l'Est et l'Ouest. Le silence pesant sur le passé faisait aussi partie de ce consensus, car on avait de nouveau besoin de l'ancienne élite, des anciens nazis. Tout ça pour dire que le rejet de la gauche était beaucoup plus fort qu'en France. La France avait un problème avec le Parti communiste. Nous ne l'avions pas parce que nous avions la RDA. La guerre froide passait au milieu de nous. C'est pourquoi le système français était plus ouvert. Il ne faut pas oublier que les Berufsverbote, les interdictions professionnelles, qui empêchaient un communiste d'être employé de l'Etat, ont commencé sous le gouvernement de Willy Brandt. En France, les instituteurs communistes n'étaient pas une exception. Ce qui chez vous ressortait d'un débat politique normal – "On a le droit de ne pas aimer les communistes, et il y a beaucoup de raisons pour lesquelles en tant que gauchiste je rejette la tradition stalinienne" – était ici en Allemagne objet de scandale. A contrario ce qui était interdit avait son charme. Etre gauchiste était une forme de protestation.

Une autre différence entre le mouvement de 68 en France et en Allemagne serait peut-être celle-ci : en Allemagne la révolte était plus politique, au sens traditionnel du terme, en France, elle touchait plus la société, les mœurs, etc.


Non. C'était la même chose. Si on veut comprendre 68, il faut se représenter la réalité d'alors. La morale sexuelle répressive a été un point déterminant. Selon le code pénal allemand, les parents n'avaient pas le droit à l'époque d'accepter que leur fils ou leur fille partage la même chambre que leur ami(e). Sinon ils pouvaient être accusés d'encouragement à la prostitution. Aujourd'hui, ça paraît totalement absurde. En 1966, à Stuttgart, il était interdit de s'allonger sur l'herbe des parcs. Il n'y avait pas de café avec des terrasses sur la rue. En 1966, un député chrétien-démocrate avait lancé une "action propreté [morale] ". De nos jours, on considérerait cela comme du fondamentalisme.


On assiste aujourd'hui à une réaction contre cette "libération morale" représentée par 68. On l'accuse d'avoir détruit les "valeurs", et on lui fait porter par exemple la responsabilité du faible taux de naissances en Allemagne. Qu'en pensez-vous ?


Je regrette que ce ne soit pas les soixante-huitards qui aient inventé la pilule anticonceptionnelle, nous serions beaucoup plus riches aujourd'hui! Non, ça n'a rien à voir. J'ai moi-même grandi dans une famille avec deux sœurs. J'étais le prince. Non pas que je l'aie voulu, mais parce que ce rôle m'avait été attribué par ma mère. Quand il s'agissait de débarrasser la table ou de faire le ménage, il allait de soi que le garçon ne fasse rien. Ce n'était pas la peine que ma sœur aînée aille jusqu'au baccalauréat, parce qu'elle se marierait de toute façon. J'ai une fille. Il ne me viendrait pas à l'idée de l'élever différemment de mon fils. Malheureusement, dans les familles conservatrices, on pense encore souvent que les filles n'ont pas besoin d'une éducation aussi poussée que les garçons. Alors, quelles sont les valeurs qui ont été détruites? Cela m'intéresserait de le savoir. La valeur "Kinder, Küche, Kirche" (les enfants, la cuisine, l'église) pour les femmes, c'est ce qu'on veut instaurer à nouveau? Il faut le dire. Je ferais volontiers une campagne électorale sur le sujet. Quoi d'autre? Que l'autorité n'est pas valable en soi parce qu'elle siège quelque part là-haut mais parce qu'elle doit démontrer qu'elle est l'autorité?


Est-il faux de penser que Mai 68 a quelque chose à voir avec le petit nombre d'enfants naissant en Allemagne ?

C'est très simple : si nous avions la même situation qu'en France, nous aurions plus d'enfants. En

France, l'Etat et la société investissent dix fois plus dans les infrastructures afin que les jeunes femmes, les jeunes couples, puissent concilier le travail, la carrière et la famille. Ici, pas du tout. Ça n'a rien à voir avec une subversion des valeurs. Les familles nombreuses, de sept ou huit enfants, sont des exceptions en France comme en Allemagne, mais il est plus facile d'avoir des enfants en France. Ce n'est pas seulement une question d'investissement. C'est une question d'accueil social des enfants. Bien sûr, il ne faut pas oublier que le national-socialisme a discrédité la politique nataliste. La réaction d'après-guerre peut être historiquement justifiée. Mais ce n'est qu'une petite partie de l'explication. L'autre partie est politique et sociale.


Au-delà des valeurs familiales, Mai 68 est tenu pour responsable en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, du triomphe d'un certain relativisme moral.


Aux Etats-Unis, c'est l'apport de l'émigration juive dans les années 1930, l'Ecole de Francfort, etc. C'est l'européanisation de la pensée américaine. Mais, en effet, il y a eu un bouleversement des valeurs dans les années 1960, lié au passage d'une société industrielle traditionnelle, une société de classes, à une société post industrielle tournée vers la consommation. Aucun pays n'a connu une mutation aussi profonde que les Etats-Unis. En comparaison, la France et l'Allemagne sont encore des sociétés industrialisées. Mais ça n'a rien à voir avec 68. Le mouvement de 68 est seulement l'expression de ce changement en profondeur des valeurs. Il en va pareillement de la libération sexuelle, qui a trouvé son expression en 1968 – parfois avec ses exhibitions délirantes –, de l'égalité des sexes ou d'une morale sexuelle moins répressive. Le changement avait des racines plus profondes et il se serait produit avec ou sans le mouvement de 68, peut-être sous des formes différentes.


En France, l'anniversaire de Mai 68 est l'occasion d'une réaction contre le mouvement et surtout contre ses conséquences, au plus haut niveau.


Si vous parlez de votre président, c'est un super soixante-huitard! Par rapport à lui, nous étions des petits-bourgeois conservateurs! Et regardez les néoconservateurs américains, ils se comportent exactement comme les membres d'un groupe maoïste.


Il n'en demeure pas moins qu'ici en Allemagne, le mouvement soixante-huitard est rendu responsable de l'affaiblissement des valeurs familiales.

Mais c'est faux! Ça me rappelle la descente de police dans Casablanca [film de Michael Curtiz] : " Arrêtez les suspects habituels ! "


Vous avez parlé des conséquences négatives de 68. Qu'entendiez-vous par là ?


Les grandes erreurs concernent, premièrement, la question de la violence, deuxièmement, la sous-estimation totale de l'importance des institutions démocratiques et, troisièmement, l'omission de la suprématie du droit. La renonciation à la violence, les institutions démocratiques et " the rule of law" [l'autorité de la loi] sont les conditions de la liberté. Le mouvement de 68 les a largement négligées. En ce sens, les critiques de Jürgen Habermas par exemple, étaient justifiées. Sans aucun doute. Par la suite, des gens comme Günter Grass nous l'ont reproché. A juste titre. C'est le point décisif.


Vous, personnellement, quand avez-vous pris conscience que la renonciation à la violence, les institutions démocratiques et le règne du droit étaient essentiels ?


Ce fut un processus qui a duré jusqu'à la fin des années 1970.


Le terrorisme de la bande à Baader a-t-il joué un rôle dans cette prise de conscience ?


Naturellement. Plus tard, il a joué un grand rôle. Mais aussi, en 1976, Entebbe [le détournement par un commando palestinien et deux membres de la RAF (la Fraction armée rouge, ou "bande à Baader") d'un avion d'Air France vers Entebbe, en Ouganda]. Que deux Allemands aient sélectionné parmi les passagers ceux qui étaient juifs et ceux qui ne l'étaient pas, ce fut un choc. C'était épouvantable. Il y a eu d'autres événements comme ça. Je ne suis pas toujours d'accord avec André Glucksmann, mais son livre La Cuisinière et le mangeur d'hommes (Seuil) a exercé une grande influence sur moi. Il m'a ouvert la voie vers toute une littérature. Ce qui reste de 68, c'est un engagement passionné pour les minorités, pour les opprimés.


Vous étiez alors dans quel groupuscule ?


A Francfort, dans une organisation qui s'appelait le Combat révolutionnaire. C'est un groupuscule spontanéiste, ce que nous appelions " sponti". Nous devons à Dany [Daniel Cohn-Bendit] la combinaison entre l'Ecole de Francfort et la tradition anarcho-syndicaliste qu'il a apportée de France. Revenons à la tragédie d'Entebbe.


Quel rôle a joué pour vous le conflit au Proche-Orient ?

Je ne peux parler que pour moi, mais Entebbe a été une césure. Il m'est apparu clairement à ce moment-là que toute la rhétorique antisioniste d'extrême gauche était en fait une manifestation d'antisémitisme.

Pouvez-vous comprendre que certaines des personnes ayant participé à des actes terroristes se soient retrouvées plus tard à l'extrême droite ?


Après coup, oui. La véritable histoire de 68 en Allemagne n'est pas encore écrite, c'est-à-dire le rapport de la génération nazie à ses enfants et des enfants de la génération nazie à leurs parents. Une certaine dialectique est à l'œuvre. Si vous lisez la lettre de la RAF qui a " justifié " l'exécution, à vrai dire l'assassinat, de Hans Martin Schleyer [le patron des patrons allemands tué en 1977], et si vous lisez des documents venant de l'époque du national-socialisme, il y a beaucoup d'analogies dans la froideur de la langue, dans l'absence de pitié, dans l'inhumanité…


Discutait-on aussi, dans les groupuscules gauchistes, du terrorisme ?


Bien sûr, parce que la RAF cherchait à recruter. Mais notre conception a toujours été celle du militantisme de masse. La révolution devait se défendre contre la violence du pouvoir, mais nous étions opposés à l'idée de former des groupes terroristes. Les débats étaient très vifs. Il ne pouvait pas en être autrement. En ce qui concerne Israël, nous étions en faveur d'un seul Etat pour les Israéliens et les Palestiniens. Nous étions en relation étroite avec un petit parti trotskiste, Matzpen, qui se déclarait en faveur de cette solution. C'était une illusion.

Quand la longue marche à travers les institutions a-t-elle commencé?


Le point de départ est, je crois, le mouvement contre les centrales atomiques. On s'en souvient à peine aujourd'hui, mais le mouvement antinucléaire a commencé en France. Il a créé un effet de masse qui a dépassé ce qu'on connaissait jusque-là. Il a dépassé aussi les frontières politiques habituelles, car des vignerons et des agriculteurs conservateurs y ont participé. C'était parti. Pour moi, 1977 a marqué la fin du moment radical. Je me suis mis à l'écart en faisant le chauffeur de taxi pendant cinq ans. Je me suis intéressé aux Verts relativement tard, alors que mon ami Cohn-Bendit, lui, s'était engagé plus tôt. Si vous voulez, j'ai porté plus longtemps le deuil du passé mais j'ai dit dès le début de mon engagement : "Si on crée un parti et si on se présente aux élections, ça n'a de sens que si nous aspirons à arriver au pouvoir, au Parlement. Sinon, nous restons un parti protestataire."

Les manifestations contre les fusées nucléaires américaines à moyenne portée qui devaient être déployées en Allemagne en réponse aux SS20 soviétiques ont-elles été décisives pour vous ?


C'est venu plus tard. Au début des années 1980. Si la dissuasion avait échoué, les conséquences auraient été tout à fait différentes en Allemagne et en France. Nous aurions disparu de la surface du globe. De la France, il serait resté quelque chose. La question était : devons-nous accepter cette escalade dans la dissuasion ou devons-nous chercher à la rendre moins dangereuse? L'escalade a été lancée par le gouvernement Schmidt. Ceux qui étaient contre étaient accusés d'être partisans d'un neutralisme national.


Donc pour vous aussi, ce mouvement a été important?


Oui bien que j'aie toujours fait partie de ceux qui ont dit : "Les SS20 sont aussi dangereuses que les fusées Pershing américaines."

Le slogan " lieber rot als tot ", plutôt rouge que mort…

Non. Pour moi, ce n'était pas une alternative. Parce que j'étais de ceux qui soutenaient les dissidents à l'Est. Ce n'est pas pour rien que j'avais manifesté en faveur du "printemps de Prague". J'étais toujours en faveur de la liberté, c'est pourquoi je n'ai pas été maoïste mais anarchiste. J'étais, à la base, anticommuniste, plus exactement antibolchévique. Cette position a été renforcée par Daniel Cohn-Bendit, qui a apporté la tradition anticommuniste de gauche de la France…

Comment avez-vous ressenti la phrase de Mitterrand en 1983 : " Les fusées sont à l'Est et les pacifistes à l'Ouest "?


A ce moment-là, j'étais en pleine campagne électorale pour les Verts en Hesse et je n'y ai pas prêté une grande attention. Mais bien sûr que les pacifistes étaient à l'Ouest.
A l'Est, il y avait une dictature. Voyez-vous, le pacifisme en France, c'est quelque chose de tout à fait différent, c'est la défaite, Vichy, la collaboration… Chez nous, les pacifistes sont ceux qui, les premiers, ont été collés au mur. Ça fait une différence. En Allemagne, le pacifisme exprime un refus de la politique militariste et expansionniste. Nous avions un déficit en pacifisme. La France en avait peut-être trop…

Cette différence joue encore un rôle quand il s'agit aujourd'hui de s'engager en Afghanistan, par exemple.

Si je dois l'exprimer d'une manière un peu simpliste, je dirais que nous sommes réalistes en matière de politique économique et financière. Les Français sont réalistes dans la politique étrangère et de sécurité. Nous sommes isolationnistes en politique étrangère, les Français sont traditionalistes en économie. C'est étonnant comme nous sommes complémentaires.

Au début des années 1970, en France, la découverte de Soljenitsyne a été décisive pour la formation de la conscience antitotalitaire. Etait-ce la même chose en Allemagne ?

Non. Mais pour moi personnellement, je vous l'ai dit, je tiens La Cuisinière et le mangeur d'hommes pour le meilleur livre de Glucksmann. J'ai lu L'Archipel du goulag et les autres livres de Soljenitsyne. J'ai commencé à lire la nouvelle traduction du livre de Vassili Grossman Vie et destin, mais ça n'a pas joué le même rôle qu'en France. Malheureusement, je dois le dire. Peut-être parce qu'il existe un souvenir du goulag spécifiquement allemand : ce sont les prisonniers de guerre. Avec Soljenitsyne, ils ont été amenés dans un univers avec lequel ils ne voulaient plus rien avoir à faire.

Que reste-t-il, quarante ans après, du mouvement de 1968 ?


Certains parlent comme si c'était hier et disent : tout ça était pourri. 1968 est plutôt une date symbolique, un point focal sur lequel se sont cristallisés des changements sociaux qui n'ont rien à voir avec Mai 68, l'arrivée à l'âge adulte d'une nouvelle génération après la catastrophe de la seconde guerre mondiale, un grand événement politique comme le Vietnam et le "printemps de Prague", qui labourent beaucoup plus profondément l'histoire que ce qu'on associe généralement à Mai 68. C'est une symbolique, une rupture culturelle dont est sortie une société plus libre et plus égalitaire. L'Allemagne est devenue un pays libéral grâce à 68. Ce n'est pas le mérite du mouvement de 1968 seulement. En 1969 est arrivée la coalition libérale-socialiste sous la direction de Willy Brandt et de Walter Scheel. Le premier gouvernement centre-gauche en Allemagne. En 1998, la coalition rouge-verte était le premier gouvernement entièrement de gauche, composé de nombreux anciens soixante-huitards. En tout cas, quand je vois toutes les émotions qui s'expriment encore à l'occasion de ce quarantième anniversaire, j'en conclus que c'était un événement très significatif.


Propos recueillis par Cécile Calla et Daniel Vernet

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