vendredi 16 mai 2008

La thérapie du choc culturel

Le Figaro 12/05/2008 |

La chronique d'Alain-Gérard Slama du 12 mai.

À la question de savoir comment, en un an, le bilan non négligeable des réformes qui ont ouvert le quinquennat a pu susciter une aussi grande déception, le dernier numéro de The Economist répondait par la détérioration de l'image personnelle du chef de l'État. D'autres analyses ont mis l'accent sur la dégradation de la conjoncture internationale. Deux explications n'étant jamais suffisantes, une troisième s'impose : le trop grand nombre de réformes, menées sur tous les fronts, en trop peu de temps, a répandu dans le pays l'inquiétude d'un choc culturel.

Dans l'état des lieux préparatoire au rapport sur la France de 2025 qui vient d'être lancé par le secrétaire d'État à la Prospective, le contraste entre les atouts du pays, en termes d'exportations, d'ouverture, de formation, de productivité, de technologies de pointe et sa position déclinante dans les domaines clés de la recherche, de l'économie de l'immatériel et des services est saisissante. Plus saisissant encore, le chapitre consacré au « vivre ensemble » : le sentiment de la dégradation de la qualité de vie, la faible estime des autres et de soi-même, la décrue de la confiance dans les institutions, l'abaissement du seuil de tolérance confirment un mal-être plus imaginaire que réel. Les Français déclarent moins de bonheur et de satisfaction que la plupart des Européens, alors que les indices déterminants du bien-être sont les mêmes dans notre pays que chez ses voisins.

Tout se passe comme si le sol se dérobait sous les pas du citoyen français, sans qu'il en perçoive les raisons ni la nécessité. La crainte inexprimée est que, pour faire face à la compétition mondiale, la société française soit contrainte de changer de modèle. Au printemps 2007, les électeurs attendaient des réformes essentiellement sur le terrain de l'économie. Ils étaient prêts à l'abrogation des 35 heures, de l'impôt sur la fortune, à l'allongement de la durée de cotisation des retraites, à la suppression des régimes spéciaux, à l'ouverture des magasins le dimanche, quelles que fussent les protestations des syndicats. Le slogan « Travailler plus pour gagner plus » avait touché les classes moyennes, premières concernées.

Cela dit, la stratégie de réformes tous azimuts adoptée par le gouvernement a dérangé, d'un coup, trop d'habitudes pour ne pas provoquer un choc en retour. Dans la foulée d'une élection triomphale, les réformes économiques attendues, clairement ciblées, seraient allées plus loin et auraient fait plus pour changer les esprits que les remises en cause de la doctrine de la laïcité, l'invocation des discriminations positives, l'inscription de la diversité dans le préambule de la Constitution pour ne rien dire de l'enseignement dans les écoles de la mémoire de l'esclavage, préconisé à travers la vision marxiste d'un poète, Aimé Césaire, qui n'était pas un historien autant de portes ouvertes à des divisions qui auraient pu et dû être évitées.

Il faut croire que la propension à remettre en cause les « modèles » sous prétexte de les améliorer n'est pas propre à la France, puisque c'est également, à front renversé, aux États-Unis, un des thèmes de la campagne présidentielle de Barack Obama. Le candidat démocrate, qui doit une grande partie de ses chances aux bourdes de sa rivale Hillary Clinton, est en effet un adepte très tiède de la logique du marché, à propos de laquelle il évoque le spectre du « darwinisme social » ; sa posture d'homme de compromis ne doit pas dissimuler sa volonté de renforcer l'État providence et de socialiser la culture américaine dans un sens rigoureusement symétrique de l'expérience de libéralisation de la culture politique française amorcée en France depuis un an.

Dans un cas comme dans l'autre, il est probable que les risques de résistance, voire de rejet de la part de l'opinion, ne seraient guère différents. Où que ce soit, la condition de réussite des politiques de réforme se retrouve à peu près la même : on ne prend pas de front une culture fortement inscrite dans les raisons et dans les cœurs.

Obama affirmait en 2005 que c'est l'État qui a fait l'Amérique, plutôt que la société civile. Il n'a pas totalement tort, à ce détail près que la société civile, aux États-Unis, s'est codifiée et organisée, voire armée au fil des siècles pour éviter de fournir prétexte aux intrusions de l'État. Exception faite des problèmes nouveaux que l'immigration frontalière et les déséquilibres écologiques lui posent, le peuple américain est assez mûr et assez confiant en lui-même pour résoudre les défis économiques et sociaux de la mondialisation sans faire appel à une intervention publique accrue. Bien qu'on ne puisse reprocher au sénateur de l'Illinois d'être sensible au risque de rupture du lien social introduit par le creusement sans précédent des inégalités sous le règne de Bush, on ne saurait s'aveugler sur le fait que le dynamisme américain supporterait mal le choc de la ponction fiscale qu'Obama, s'il était élu, ne manquerait pas de lui imposer.

En maintenant son cap, le gouvernement Fillon a raison de penser que la société française a en elle-même suffisamment de ressources pour s'ouvrir dans un sens libéral. À condition que les réformes ne soient pas dispersées et que le pouvoir veille à maintenir intacte la culture républicaine et les cadres institutionnels sur lesquels le pays a construit son unité.

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