jeudi 15 mai 2008

L’aboulie des démocraties occidentales devant la Chine


André Glucksmann
philosophe.

Libération
: jeudi 15 mai 2008

L’approche des Jeux olympiques accentue l’aboulie mentale des démocraties occidentales. Face aux puissances ex-communistes, l’incohérence domine, les diplomates ne savent pas à qui ils s’adressent, ni les experts de quels régimes ils parlent. La brutale répression des moines et des civils laïcs au Tibet a choqué l’opinion mondiale, mais accélère la danse du ventre de nos élites devant les autorités chinoises. Ira ? Ira pas ? Beaucoup de leaders découvrent soudain un agenda trop chargé pour se rendre à l’inauguration solennelle des JO. Cependant seuls quelques responsables - polonais, tchèques, bulgares… - osent proclamer qu’ils boycottent cette ouverture politico-planétaire qui couronne un régime bafouant les droits de l’homme. Majoritairement, l’hypocrisie domine et les plates «excuses» multipliées par la France n’honorent personne : entre le respect entourant la torche olympique et celui dû aux assassinés et aux torturés de Lhassa, les Parisiens ont choisi, quitte à prendre au dépourvu la diplomatie locale et mondiale.

Depuis la chute de l’Empire soviétique et l’ouverture de la Chine à l’économie de marché, les chancelleries errent. Tantôt elles parient sur le beau fixe et la fin de l’histoire - c’est-à-dire l’histoire des grands conflits et des grands défis -, tantôt elles redoutent une nouvelle guerre froide et ne savent plus à quel saint se vouer. Hier George Bush déchiffrait le bleu du ciel dans les pupilles de Vladimir Poutine, le «good guy», aujourd’hui le présidentiable John McCain, pas moins «républicain», y distingue seulement trois initiales de sinistre mémoire : KGB. Jadis Tony Blair adoubait Vladimir Vladimirovitch avant même qu’il fut élu, mais plus récemment, après l’assassinat nucléaire du dissident Alexandre Litvinenko à Londres, il quitta le 10 Downing Street en pleine bisbille avec le Kremlin. Silvio Berlusconi, qui ne rate jamais une occasion d’inviter son «ami» venu du froid, m’avait juré être davantage critique dans l’intimité que ne l’était Jacques Chirac. Pareille valse-hésitation se réédite autour d’une Chine qu’on courtise et qu’on craint. L’émergente troisième puissance du monde - un milliard trois cent millions d’habitants - fascine pour le meilleur et pour le pire.

Les travaux gigantesques - pharaoniques - qui transforment Pékin en capitale olympique sidèrent et éblouissent. Trois décennies après avoir enterré le modèle économique marxiste, la Chine fête son incroyable mutation. Comme le Japon et l’Allemagne au début du XXe siècle, la modernisation et la mondialisation du pays brûle les étapes à très grande vitesse. L’inouïe célérité des techniques industrielles et financières du XXIe siècle, additionnées à l’inhumaine brutalité propre aux grands chantiers du communisme d’antan, produit son miracle en mondiovision. On admire les gratte-ciel surgis en deux temps trois mouvements, on oublie les millions de paysans épuisés, décharnés, chargés de rénover la capitale, où ils croupissent avant d’être renvoyés le grand œuvre accompli. «Pharaonique» n’est pas seulement la construction, mais toute la structure sociale du plus grand pays au monde. Au sommet règne un pharaon collectif, le Parti communiste chinois, dont les clans dirigeants règlent leurs comptes à l’abri des regards. A la base, un milliard d’ouvriers et de paysans dépourvus des droits élémentaires, population de serfs et d’esclaves modernes. Entre les deux, une classe moyenne en pleine expansion bénéficie d’une neuve et fragile prospérité qui, sauf exception admirable, porte plus à la docilité politique qu’à la revendication des libertés «bourgeoises» fondamentales.

Modernisation : oui ! Démocratisation : non ! Telle est la ligne directrice du pharaon chinois, inaugurée en 1989 par la répression sanglante de Tiananmen avec ses milliers d’étudiants exécutés, torturés, déportés. Telle est, à chaque contestation, la réponse apportée aux grévistes téméraires et aux paysans révoltés, comme aux intellectuels dissidents, aux internautes imprudents et aux moines du Tibet.

La Chine n’est plus un Etat totalitaire au sens stalinien ou maoïste du terme, c’est une dictature postmoderne désidéologisée : près de 10 000 exécutions capitales, dit-on, par an, à charge pour les familles de rembourser à l’Etat les balles tirées dans la nuque de leurs proches. L’élite au pouvoir ne sacrifie plus aux illusions dogmatiques, elle veut s’enrichir et conserver le pouvoir, elle accepte le marché et la mondialisation sans admettre les contrôles, contre-pouvoirs et exigence de transparence propres aux démocraties libérales. Les miracles économiques n’engendrent pas automatiquement des miracles démocratiques, ni ne garantissent contre les dérives chauvines et militaristes, l’exemple du Japon et de l’Allemagne entre 1900 et 1940 devraient rafraîchir la mémoire de diplomates oublieux. La très grande Chine se trouve à la croisée des chemins, les flagorneries ne l’aident pas.

Un demi-siècle de catastrophes communistes subies et infligées a rendu les durs à cuire de Pékin ultracyniques, sans scrupules, insensibles au bien et au mal, ils n’ont cure ni de la liberté d’expression de leurs compatriotes ni des bons sentiments dont leurs interlocuteurs occidentaux fleurissent les invites à mieux se conduire. Assez de fausse naïveté, notre coexistence nécessaire avec le géant d’Asie ne sera fondée ni sur le mépris, ni sur la complaisance. Les dictatures postmodernes n’entendent que le donnant-donnant, il n’y a aucune raison de leur accorder les palmes d’une inauguration historique et mondiale à Pékin tant que Lhassa souffre à huis clos.

Politiques, si rien de sérieux ne change d’ici-là, boudez l’ouverture très politique des JO et trouvez le courage, la lucidité et la dignité d’expliquer pourquoi ! Preuve que les dirigeants chinois ne sont pas insensibles aux pressions, ils ont commencé hier à modifier leur vocabulaire. Eux qui dénonçaient la clique du dalaï-lama et ses complots envisagent aujourd’hui d’en recevoir les envoyés. Est-ce un leurre pour soulager la mauvaise conscience des diplomates ? Est-ce un premier pas ?


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