vendredi 2 mai 2008

Le mai japonais ou la violence sans fête ni mémoire

Point de vue, par Michaël Prazan
LE MONDE 02.05.08
Si l'on célèbre aujourd'hui dans les journaux, à la télévision, à la radio, partout en France, la "grande fête de mai", rien de tel au Japon, pourtant le pays où la révolte étudiante fut sans doute la plus ample, la plus longue et la plus offensive parmi celles de toutes les démocraties qui connurent l'explosion de l'année 1968.
La Zengakuren, fédération qui portait le mouvement étudiant japonais (qui démarra dès 1965), fascinait les étudiants du monde entier, et particulièrement français. Les situationnistes lui consacrèrent des textes enflammés, Genet vint à Tokyo, Pierre Goldman se mit au karaté. Les étudiants japonais, qui se rebellaient contre la guerre du Vietnam, à laquelle l'Archipel participait indirectement, et contre une société conformiste et autoritariste, étaient un exemple de détermination, d'organisation. Ils étaient à la pointe de la révolte du monde occidental et son mètre étalon.
En 1968, c'est le détournement à l'université Nichidai (symbole de la génération des "trente glorieuses") de 2 milliards de yens par les membres de son administration qui mit le feu aux poudres. Les malversations furent dénoncées par l'un des étudiants, Akita Meidai, aussitôt propulsé à la tête du mouvement étudiant, devenant l'équivalent japonais de notre Daniel Cohn-Bendit. Il est aujourd'hui garagiste, oublié de tous, résidant reclus en lointaine banlieue d'Hiroshima. Que s'est-il passé ?
Le mouvement japonais avait soif de liberté, participait dans la liesse à des manifestations monstres au coeur de Tokyo et partout ailleurs, recevant, en tout cas au début, un large soutien de la population. Comme en France. Sauf qu'il ne s'est pas arrêté aux portes de l'été 1968. Il se poursuivit encore près d'un an, se fracturant en conflits internes, en bagarres de rues, en dérives violentes, perdant au fil des mois la bienveillance de la population, jusqu'à l'occupation de l'amphithéâtre Yasuda de l'université Todai au mois de janvier 1969. Celle-ci se termina en guerre urbaine contre les CRS nippons. Par la suite, tous les principaux leaders étudiants furent mis sous les verrous.
Mais ce qui eut raison de ce mouvement, certes plus "militarisé" mais tout autant libertaire, féministe, antiraciste, "antiguerre" qu'en Europe ou aux Etats-Unis, c'est ce qui s'est passé ensuite. Un an plus tard, en 1970, l'Armée rouge japonaise (ARJ), un groupuscule d'extrême gauche issu du mouvement étudiant, détournait un avion de ligne japonais vers la Corée du Nord, donnant ainsi le coup d'envoi du terrorisme international. Les assassinats de dirigeants japonais et les bombes explosèrent ensuite partout au Japon, faisant de nombreux morts, jusqu'à la terrible affaire des chalets de montagne de l'hiver 1972 : préparant une improbable révolution sur le sol japonais, un groupe de l'ARJ qui s'entraînait dans des chalets de montagne à Nagano finit par s'entre-tuer. Tortures, mutilations, assassinats, ordonnés par les jeunes leaders du groupe devenus fous, se soldèrent par quatorze victimes, dont une femme enceinte de neuf mois. Un épisode sordide, prolongé par une retentissante prise d'otages filmée en continu par toutes les télévisions japonaises.
Le traumatisme de cet événement fut si profond dans la population qu'il engendra un rejet total du mouvement qui avait précédé, et même de tous les partis de gauche qui lui furent associés. Le PC nippon, le parti le plus puissant de l'après-guerre, s'effondra littéralement à la suite de cette affaire, et ne recouvra jamais ses forces. Et, comme si cela ne suffisait pas, un autre groupe de l'ARJ parti rejoindre le FPLP palestinien au Liban, pour conduire la "révolution mondiale", perpétrait au mois de mai de la même année, à l'aéroport Lod de Tel-Aviv, ce qui demeure le premier attentat-suicide de l'époque contemporaine : vingt-six morts et une centaine de blessés. Jusqu'en 2000, les portraits de ces anciens étudiants étaient placardés dans toutes les gares et les commissariats du Japon, faisant peser sur la société une menace sourde et permanente.
Ce que révèlent en France les commémorations de Mai 68, c'est que les "événements" ne furent circonscrits qu'à sa fête, et ne débouchèrent pas sur un projet politique mené par les groupes radicaux qui les firent basculer au Japon, mais aussi dans les deux autres pays issus de l'Axe (Allemagne, Italie), dans des actions terroristes. Le Japon ne conserve aucune trace tangible du mouvement étudiant, qui fit pourtant, plus qu'en France, chanceler le pouvoir, et vit aujourd'hui dans l'amnésie totale de cette époque. L'élite étudiante japonaise de 1968, dont les membres sont comme ici devenus des notables, ne porte pas ses faits d'armes en étendard. Au cours de leur carrière, ceux-là n'ont eu de cesse de faire oublier leurs écarts de jeunesse.

Michaël Prazan est écrivain et réalisateur
Article paru dans l'édition du 03.05.08.

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