vendredi 2 mai 2008

L'infidélité, obsession américaine

Point de vue, par Pascal Bruckner
LE MONDE 29.04.08
Quand le nouveau gouverneur démocrate de New York, David Patterson, un aveugle, succéda, il y a quelques semaines, à Eliot Spitzer, ex-incorruptible coupable d'avoir fréquenté des call-girls, que fit-il en premier ? Il convoqua les médias et avoua avoir trompé sa femme plusieurs fois avec des collègues de bureau.
Son épouse, à son tour, reconnut quelques incartades et jura que son mari et elle avaient surmonté ces épreuves. Stupeur du citoyen européen qui a encore en mémoire l'effarante affaire Lewinsky : au lieu d'afficher son programme politique, voilà un officiel qui fait repentance de peur que ses écarts ne soient un jour révélés en public. Bref, la première puissance mondiale, qui est en train de perdre la guerre en Irak et en Afghanistan, qui a réhabilité la torture et porté à sa tête deux fois de suite l'un des chefs d'Etat les plus incompétents de cette période, s'enflamme pour de misérables histoires de coucherie !
Que se passe-t-il pour que la presse entière, des journaux de caniveau jusqu'au très sérieux New York Times, s'empare de ce sujet privé et glose dessus à l'infini ? Souvenons-nous des déconvenues de l'ex-gouverneur démocrate Eliot Spitzer : pourfendeur de la corruption financière, champion de la lutte contre la prostitution, il fréquentait lui-même une ravissante brunette de 22 ans, Ashley Youmans, alias Kristen, dont il payait les services entre 1 000 et 5 000 dollars, en puisant, paraît-il, sur ses fonds de campagne électorale.
Là encore, rien que de très normal pour un vieil Européen rompu aux aléas de la nature humaine : tel le capitaine Haddock, présidant ivre mort une réunion contre l'alcoolisme, les pères la pudeur, aux Etats-Unis, ennemis du vice, du féminisme et de la liberté de moeurs, finissent invariablement entre les bras de prostituées, les narines bourrées de cocaïne, pris la main dans le sac. Tout moraliste finit par basculer un jour dans l'abîme qu'il dénonce : l'Eglise catholique elle-même, qui prône la chasteté et voue les homosexuels aux gémonies, ne couvre-t-elle pas de par le monde les agissements de milliers de prêtres pédophiles qui violent et abusent des enfants ?
Première leçon de la vieille Europe : se méfier a priori de tout discours vertueux. Eros se venge de ses censeurs et adresse un formidable pied de nez au puritanisme ambiant. Que penser encore de ces associations américaines de thérapie familiale, expliquant que "les réactions d'une épouse trahie ressemblent aux symptômes du stress post-traumatique des victimes d'événements traumatisants", tels le 11 septembre 2001 ? Que dire de ces séminaires pour époux infidèles que l'on rééduque à la manière des dissidents de l'ex-empire soviétique ?
Pour un Européen, confondre un écart amoureux avec une catastrophe collective est une comparaison scandaleuse. On ne saurait que trop engager les Américains à prendre dans le Vieux Monde des leçons de civilisation : de ce côté-ci de l'Atlantique, comme en témoignent le cinéma, la littérature, le théâtre, tout le monde trompe et est trompé, et l'on survit très bien à l'inconstance de son conjoint. La vraie fidélité est autrement plus exigeante qu'une stricte abstinence physique, et si l'amour est fort, il surmontera ces épisodes.
Mieux encore : l'adultère, chez nous, est presque devenu un objet de vénération, la protestation de la créature opprimée contre la convention matrimoniale - de l'utopiste Charles Fourier, établissant, au début du XIXe siècle, une "Hiérarchie du cocuage" drolatique qui ridiculise tous les "cornus", à Labiche, Feydeau, Guitry, qui font rire avec les malheurs des époux bafoués, les infractions au contrat de mariage constituent autant d'occasions de réjouissance.
Plus modernes encore, Sartre et Simone de Beauvoir n'avaient-ils pas distingué amours contingentes et amours nécessaires pour s'autoriser des aventures avec d'autres partenaires qu'ils s'échangeaient à l'occasion ? Sur le plan des moeurs, l'Europe est infiniment plus sage que le Nouveau Monde et sa hideuse obsession de la transparence. Même dans un mariage d'amour, la monogamie stricte est un idéal inhumain, et mieux vaut composer avec les faiblesses humaines que les contenir à tout prix, au prix de drames inutiles.
Bertrand Russell, en 1929, dans son essai sur Le Mariage et la Morale, préconisait une solution à la française : une grande tolérance vis-à-vis des passades adultères, pour l'homme comme pour la femme, pourvu qu'elles n'interférent en rien dans la vie du couple et ne gênent pas l'éducation des enfants. Bref, la quiétude conjugale s'accommode de petits arrangements entre conjoints qui sont la marque d'une société raffinée.
A y regarder de plus près, pourtant, l'épisode Spitzer-Kristen délivre d'autres enseignements. Que sanctionne-t-on chez l'ex-gouverneur de New York ? L'hypocrisie d'un homme qui jurait ses grands dieux de terrasser le trafic d'êtres humains et fréquentait The Emperor Club, réseau de prostituées de luxe dirigé par un proxénète notoire. C'est donc Tartuffe qui tombe, mais c'est la call-girl qui accède à une notoriété surprenante : la voilà soudain propulsée au sommet de la gloire, inondée d'offres de films, de photos de charme, de publicités pour produits de beauté, lingerie fine. Deux chansons qu'elle enregistre et vend sur un site musical lui rapportent 200 000 dollars en quelques jours.
Est-elle puritaine, la société qui punit le prêcheur et récompense la pécheresse, en fait une star instantanée, qui place le vice chez le représentant de l'ordre moral et la candeur chez une "pretty woman" du New Jersey ? On peut se demander si l'obsession de l'infidélité outre-Atlantique ne vient pas du caractère artificiel du contrat social américain, ce pacte inauguré en 1787 entre hommes de toutes conditions, races, origines, religions. Le mariage librement consenti et assorti du divorce possible est alors le miroir, le microcosme de ce serment fondateur de la nation.
Si l'on scrute les transgressions avec une telle minutie, c'est pour mieux vérifier la norme : se montrer déloyal dans l'amour conjugal, n'est-ce pas remettre en question cette alliance originelle qui soude tous les Américains ? Si la petite patrie qu'est la famille vacille sous les caprices des conjoints, qu'en sera-t-il de la grande, en cas de danger ? Là où l'Europe, composée de nations anciennes riches de leurs traditions, fait preuve d'une certaine désinvolture, les Etats-Unis manifestent rigidité et intransigeance : quand le plus fondamental de tous les liens, celui du couple, est mis à mal, c'est l'avenir même du pays qui peut basculer. Création récente, l'Amérique exorcise, à travers les infractions conjugales de ses responsables, sa propre fragilité. L'enjeu n'est que superficiellement moral : il est d'abord politique.

Pascal Bruckner. Ecrivain
Article paru dans l'édition du 30.04.08.

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