samedi 3 mai 2008

Mai 68, une "révolution" silencieuse dans l'Eglise

Dans les années 1960, le Concile permet à l'Église d'entamer son "aggiornamento" et son dialogue avec le monde. Le mouvement de contestation de Mai 68 va accélérer certains changements

Vatican II s’achève le 8 décembre 1965. À quatre reprises, à raison d’une session par an, les évêques du monde entier s’étaient réunis à Rome pour jeter les bases de ce que Jean XXIII avait appelé l’aggiornamento – la mise à jour – de l’Église catholique. Nombre de fidèles et de prêtres croient alors à une possibilité inédite d’innover, de sortir l’Église de ses impasses et de ses rigidités. Immense espoir !
La société se trouve être à ce moment-là en pleine mutation culturelle et sociale. Une mutation qui affecte aussi l’Église, et les chrétiens. En octobre 1966, le jésuite François Roustang, alors rédacteur en chef de la revue Christus, explique qu’un « troisième homme » – ni conservateur ni réformiste – est en train de naître, un homme pour qui le langage de l’Église ne fait plus écho dans sa vie. « Si l’on n’y prend garde, si l’on se refuse à voir l’évidence, le détachement de l’Église qui est largement commencé ira en s’accentuant », écrit-il.
Le tiers-mondisme et la guerre du Vietnam conduisent par ailleurs à l’émergence d’un gauchisme chrétien. En mars 1968 se tient ainsi à Paris un colloque sur le thème « Christianisme et révolution ». Signé par huit groupements catholiques et protestants, le communiqué final déclare : « Nous ne sommes pas sans savoir que cette révolution implique une remise en cause du christianisme dans ses formes de pensée, d’expression et d’action. »
Dans ce contexte, le mois de mai, sur lequel souffle un grand vent de contestation et de prise de parole, est vécu par nombre d’étudiants chrétiens comme une expérience libératrice. Pour eux, comme pour les adultes affirmant leur solidarité avec les étudiants et les ouvriers, il convient de demander aussi des changements dans l’Église. « La présence des chrétiens à la révolution suppose et requiert la présence de la révolution à l’Église, à ses modes de vie et à ses habitudes de pensées, dans leur expression tant collectives qu’individuelles », lit-on dans l’« Appel aux chrétiens » signé par quatorze personnalités et publié le 21 mai dans Témoignage chrétien. L’Église « peuple de Dieu », telle que définie par le Concile, est ainsi mise au pied du mur.

Dans les paroisses, de nouvelles relations s’installent
Sous la pression de la contestation, mais aussi de la crise des vocations, de la multiplication des départs de prêtres et du dialogue difficile entre prêtres et évêques, elle va entamer une révolution silencieuse. La crise des vocations a en réalité commencé bien avant, les départs de prêtres aussi. Préoccupés par la situation, les évêques prévoient de consacrer leur Assemblée plénière de 1969 au ministère presbytéral. Pour la préparer, les diocèses se mobilisent. Certains y associent les laïcs sous forme de synodes diocésains. Celui de Rouen se tient du 16 au 20 avril, en présence de 216 délégués dont 88 laïcs. Il en résulte la création d’un conseil pastoral, composé de laïcs pour les deux tiers, et un projet de réorganisation du diocèse.
Ainsi s’effectue une mutation, née du Concile mais aussi, d’une certaine façon, de Mai 68. Dans les paroisses, de nouvelles relations s’installent. Des laïcs prennent la parole et des responsabilités. Le visage des Églises locales en sera foncièrement modifié. L’Assemblée plénière de Lourdes jettera, quant à elle, les bases d’une réorganisation du travail paroissial et d’une redéfinition des relations prêtres-évêques. La coresponsabilité diocésaine, dont le conseil presbytéral est la pièce maîtresse, s’en trouve renforcée, ainsi que la coopération interdiocésaine.
Dans les années suivantes, certaines revendications des prêtres – budget, retraites, Sécurité sociale – sont prises en compte. Des diacres permanents sont appelés, formés et ordonnés. Les premières assemblées dominicales en l’absence de prêtre se mettent en place de manière expérimentale… Modification des habitudes, des schémas d’action. Pour beaucoup, et notamment pour tous ceux qui posaient la question du célibat des prêtres, ces réformes paraîtront cependant insuffisantes.

L’inflexion à gauche est manifeste
Dans un autre domaine, celui de l’engagement politique des catholiques, Mai 68 a joué un rôle d’accélérateur. Aucun mouvement engagé au cœur de la mêlée n’échappe à l’irruption du politique. L’inflexion à gauche est manifeste. Le 28 octobre 1972, les évêques réunis à Lourdes n’auront d’autre choix que de prendre acte du pluralisme politique des catholiques.
Dans un document titré Pour une pratique chrétienne de la politique, dont Mgr Gabriel Matagrin, évêque de Grenoble, homme de terrain et de réflexion qui a intégré l’apport récent des sciences humaines, est le maître d’œuvre, ils affirment : « L’évolution culturelle et la découverte par beaucoup de leur responsabilité politique amènent un heureux changement. De nombreux chrétiens aspirent à vivre la foi dans la politique et la politique dans la foi. Il en résulte un grand besoin d’unir davantage et de distinguer les exigences de chacune d’elles. Il en découle aussi une grande diversité des regards et de comportements. »
Trois ans plus tard, en 1975, dans un texte intitulé Nos convictions à l’issue de notre réflexion sur l’Action catholique, les évêques de France écriront : « En fonction de leur enracinement humain, des mouvements sont parfois conduits à prendre les options temporelles qu’ils jugent nécessaires à leur action apostolique et cohérentes avec la foi de l’Église. Ils le font alors librement sous leur propre responsabilité et, dans ce choix, ils n’engagent que le groupe chrétien qu’ils constituent. » En clair : l’Église catholique de France reconnaît que la foi ne suffit pas à parler d’une seule voix et, du même coup, accepte de mettre la communion à l’épreuve du pluralisme. Considérable avancée.

Les femmes se sentent incomprises
En revanche, dans le domaine de la morale individuelle, le coup porté par la publication de l’encyclique Humanæ vitæ, parue le 25 juillet 1968, est rude. Dans ce texte, rendu public quelques semaines après les événements de Mai et sept mois après l’adoption en France de la loi Neuwirth, Paul VI réaffirme la condamnation de toute forme de contraception. Dès le 5 août, Jacques Duquesne, dans L’Express, s’inquiète du « schisme silencieux » que pourrait provoquer l’encyclique en conduisant de nombreux jeunes couples à quitter l’Église sur « la pointe des pieds ».
Le dominicain Yves Congar, cheville ouvrière théologique du Concile, écrit quant à lui, le 28 octobre : « Je ressens très fort et très douloureusement la gravité de la crise actuelle portant sur une certaine autorité ou un certain exercice du Magistère. Elle est peut-être définitive. » Les épiscopats essaient de limiter la casse, faisant une lecture du texte qui en appelle à la conscience de chacun. En vain : bon nombre de catholiques se mettent à douter de la réalité du changement auquel ils ont cru trois ans auparavant.
Les femmes surtout, qui ont tant espéré de l’ouverture prônée par Vatican II et dont la place dans la société se trouve déjà bouleversée, se sentent incomprises, méprisées par une Église perçue comme opposée à l’émancipation féminine et à la maîtrise du corps. Quatre années plus tard, lorsque commenceront en France les débats autour de la dépénalisation de l’avortement, le fossé se creusera un peu plus entre la société et l’Église.

Des personnalités risquent une parole
L’autorité morale de celle-ci ne s’impose plus dans la société où la pratique religieuse est devenue minoritaire. Après le vote de la loi en 1975, le cardinal Marty déclarera à la télévision : « Notre société est éclatée, disloquée. Sur le plan d’un principe aussi fondamental que celui du respect de la vie humaine, un désaccord existe entre ses membres ; nous constatons le fait avec tristesse. »
Malgré le découragement, la souffrance même, y compris celle de voir des proches quitter l’Église et délaisser la foi, nombreux sont ceux qui, dans l’élan du Concile et de Mai 68, cherchent à rénover la vie paroissiale, à penser ou à inventer une autre manière de vivre l’Évangile. De petites communautés de laïcs, de prêtres, de religieux se forment.
Des groupes se créent autour de lieux comme l’abbaye de Boquen (Côtes-du-Nord d’alors, devenues Côtes-d’Armor), Saint-Bernard de Montparnasse (Paris) ou Taizé. Des personnalités risquent une parole : le jésuite Michel de Certeau, le cistercien Bernard Besret, le laïc Marcel Légaut, les prêtres Marc Oraison et Jean Sulivan, Mgr Guy Riobé… D’aucuns, à l’époque et aujourd’hui encore, les disent « prophétiques ».
François-Xavier MAIGRE et Martine DE SAUTO
(La Croix 02/05/2008)

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