dimanche 4 mai 2008

Saint Paul au milieu du front

De la lutte des classes à la "guerre des Anges" - 5/5

LE MONDE 03.05.08


Dessin d'Olivier Balez
Alain Badiou

Austères, intraitables, ils sont restés fidèles à eux-mêmes. A la fin des années 1960, les jeunes "maos" se croisaient dans les couloirs de l'Ecole normale supérieure, entre une discussion avec le philosophe Louis Althusser et un séminaire du psychanalyste Jacques Lacan. Ils ferraillaient à propos de tel ou tel article publié par les Cahiers marxistes-léninistes, une revue où l'on pouvait lire en exergue les mots suivants : "La théorie de Marx est toute-puissante parce qu'elle est vraie."
Quarante ans plus tard, ces brillants sujets tiennent encore le haut du pavé parisien, partageant toujours une même conviction : qui veut le pouvoir doit détenir la vérité. "Ce sont des aristocrates qui méprisent la piétaille de Mai 68, remarque le philosophe Bernard-Henri Lévy, leur cadet de quelques années. Chez eux, il y a une jeunesse inentamée : l'enthousiasme spéculatif et la furie conceptuelle n'ont pas varié."
Par-delà les ruptures personnelles, les clivages idéologiques, les ex-maos ont conservé bien des traits communs : d'abord, la certitude que le combat intellectuel est le seul qui compte vraiment. Ensuite, la conscience que, pas plus que les autres, cette bataille-là ne se mène avec des gants blancs. Enfin, un rapport terroriste au langage, déterminé par la haine du compromis, voué à l'intimidation d'autrui.
Leurs joutes continuent de polariser une large partie du champ intellectuel français, où les avant-gardes ont d'autant plus d'impact qu'elles sont marginales : "C'est un jeu stratégique qui se déploie dans un mouchoir de poche, poursuit Bernard-Henri Lévy. Mais tous ont un rayonnement considérable, selon le principe de la microsecte à effets virulents. Et de même qu'il y eut jadis une génération structurée par le face-à-face entre ces deux enragés qu'étaient André Breton et Louis Aragon, de même il y a aujourd'hui une génération qui doit choisir entre deux sartriens, Benny Lévy et Alain Badiou."
Sur les ruines du maoïsme à la française, telle serait la nouvelle ligne de front. D'un côté, la petite troupe attachée à Benny Lévy. Ancien chef de la Gauche prolétarienne (GP), celui-ci a fait "retour" à la tradition juive, dès le milieu des années 1970. Dans l'Institut d'études levinassiennes qu'il a fondé en 2000, l'espérance radicale s'énonce désormais à la lumière de la Torah. Après la mort de Benny Lévy, en 2003, ses amis se regroupent autour du linguiste Jean-Claude Milner : "Milner, c'est une intelligence disponible, commente le psychanalyste Jacques-Alain Miller, ex-mao et gendre de Lacan. Le désir brûlant était celui de Benny, mais Milner sert son impulsion, il parle pour lui. C'est un travail de piété."
De l'autre côté, les disciples d'Alain Badiou. En mai 1968, ce paisible père de famille, qui enseigne la philo à Reims, bascule dans l'engagement politique, s'en allant diffuser ses idées à la porte des usines et dans les foyers d'immigrés. Un choix vécu sur le mode de la conversion : "Mai 68, pour moi, ce fut une chute sur le chemin de Damas, confie-t-il. Avant, je me considérais comme un écrivain ; ensuite, je deviens un militant dont la politique absorbe l'existence." Dans l'après-Mai 68, le philosophe fonde la groupusculaire Union des communistes marxistes-léninistes de France (UCFML). Et aujourd'hui encore, à 70 ans, il dirige un collectif baptisé "L'Organisation politique", qui s'investit essentiellement dans la solidarité avec les sans-papiers.
Parmi les figures intellectuelles du courant "pro-chinois", Badiou est le seul qui n'a pas bougé : dans son séminaire à Normale Sup', qui continue d'attirer chaque mois des centaines d'auditeurs, le professeur brocarde "le capitalo-parlementarisme" et cite abondamment Mao Zedong, dont il affirme que les écrits philosophiques devraient figurer au programme de l'agrégation.
Depuis la disparition de Jacques Derrida, en 2004, Badiou est sans doute le penseur français le plus lu et le plus commenté à l'étranger. Ses livres se répartissent en deux catégories : les épais volumes théoriques, d'abord, où il puise dans les mathématiques pour bâtir une pensée de l'événement ; les essais de circonstance destinés à un large public, ensuite, dont le dernier en date, De quoi Sarkozy est-il le nom ? (Lignes, 2007), fait les délices de l'extrême gauche.
A mi-chemin entre ces deux catégories, un autre ouvrage a semé la zizanie dans la galaxie des ex-maos français : Saint Paul. La fondation de l'universalisme (PUF, 1997). Sous la plume de Badiou, l'apôtre devient "un Lénine dont le Christ aurait été le Marx équivoque". Bien plus : selon lui, les Epîtres proposent une nouvelle figure du militant, et un credo universaliste pour demain. Contre la prolifération des "communautarismes", les textes de Paul permettraient d'en finir avec les "identités fermées" : au regard de l'universel façon saint Paul, c'est bien connu, il n'y a plus "ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme"...
Ses ex-concurrents de la Gauche prolétarienne ne s'y sont pas trompés. Dès sa parution, certains ont vu dans le livre de Badiou un authentique casus belli, une façon de déclencher cette "guerre métaphysique sur la notion même d'universel" annoncée par Benny Lévy. "Oubliez son nom !", lançait celui-ci, peu de temps avant de disparaître, à quiconque évoquait Badiou devant lui.
Par la suite, Jean-Claude Milner prend le relais. Ironie souterraine, allusions cruelles et notes assassines : texte après texte, et sans jamais le citer nommément, Milner fustige Badiou, dont il était naguère l'ami. Car, à ses yeux, l'urgence est là : il faut faire barrage aux "sectateurs de l'universel facile", qui confondent cet universel avec l'effondrement des identités, l'effacement des noms particuliers : ni Juifs ni Grecs... "L'universel selon Badiou est un universel en extension, fondé sur la conversion du plus grand nombre, affirme Milner d'une voix cristalline. Dans cette logique, est bon ce qui unit, est mauvais ce qui divise, pour paraphraser Mao... Or le nom juif est ici en position de cisaille. Depuis l'affaire Dreyfus au moins, il est le point d'achoppement, le point de honte de la belle langue française. Le nom juif divise au maximum, et c'est pour cela qu'il est porteur d'un autre universel, non plus en extension, mais tout en intensité."
Universel en "extension" contre universel en "intensité", fraternisation globale contre identités singulières, général contre particulier : à l'horizon de ces débats, il y a bien sûr plus d'un enjeu d'actualité. Mais il y a aussi une dispute autour de l'héritage sartrien, si central dans la conscience des gauches françaises : "Pour Sartre, l'homme n'est rien, il est néant, il ne peut pas exister sur le mode de l'identité, souligne Alain Finkielkraut. Mais Sartre admet que face à l'antisémite, celui qui s'assume comme juif mérite le respect. Si Benny Lévy est fidèle à l'homme Sartre, donc, c'est Badiou qui tire les conséquences de sa philosophie : pour lui, il n'y a rien ni personne, et surtout pas de juifs, car ils fournissent la matrice de toutes les identités à venir. Badiou, c'est Sartre moins la générosité ! Et voilà comment l'extrême gauche prend son tournant théologique : au moment où l'Eglise devient vraiment judéo-chrétienne en invoquant la première Alliance, ce sont les gauchistes qui la révoquent en enrôlant saint Paul !"
Tournant théologique ? Alain Badiou dément. Et répond à ces critiques de plusieurs façons. Sur le mode du dépit personnel, pour commencer, en confiant sa nostalgie d'une certaine solidarité entre ex-camarades. Hier, il pouvait dire "nous les soixante-huitards professionnels". Maintenant, il déplore que ce "nous"-là fasse défection : "Ce "nous" était précisément tout sauf un nom...", souffle-t-il.
Pour le reste, le théoricien maoïste est tenté de rabattre la polémique sur un axe gauche/droite, un partage classique entre progrès et réaction. A l'entendre, les critiques dont il est la cible marquent l'émergence d'un néoconservatisme dont l'originalité serait à la mesure de l'expérience mao : "Quand se mettent en place des figures inédites du conservatisme, observe Badiou, elles sont souvent liées à des retournements, au pivotement de gens qui ont été nourris par la tradition révolutionnaire. Or le maoïsme a été la grande nouveauté politique issue de Mai 68. Dans ces conditions, il n'y a rien d'étonnant à ce que ses militants continuent d'irriguer les nouveautés. Y compris les nouveautés réactionnaires !"
S'il n'en reste qu'un... Dans la famille des normaliens "lacano-maoïstes", Alain Badiou se présente comme celui qui ne s'est jamais "retourné". Ni vers l'ordre bourgeois, ni vers le ciel des religions. Et si certains le décrivent comme un chrétien qui s'ignore, Badiou, lui, proteste de son radical athéisme. Pourtant, même ses meilleurs soutiens sont tentés d'inscrire sa pensée dans le champ théologique : ainsi le théoricien trotskiste Daniel Bensaïd évoque-t-il une "philosophie guettée par la sacralisation du miracle événementiel", tandis que son collègue slovène, Slavoj Zizek, n'hésite pas à présenter Badiou comme "le dernier grand auteur de la tradition française des catholiques dogmatiques". Quand on lui rappelle ces propos, l'intéressé ne se défile pas. "A mes yeux, assure-t-il, il n'y a pas d'histoire transcendante. Mais quand on rallie une cause puissante, on s'inscrit sur une scène qui est plus vaste que soi-même. Dès lors qu'on aborde les motifs de l'appel radical, de la conversion, du nouvel homme... je vois bien qu'il y a une généalogie chrétienne, oui, bien sûr. C'est pour cela que j'ai écrit le Saint Paul." Ainsi, le plus "marxiste-léniniste" de nos philosophes prend-il toute sa part dans l'aventure métaphysique du maoïsme français.

Jean Birnbaum
Article paru dans l'édition du 04.05.08.

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