mardi 22 juillet 2008

Les Debré, le jumeau manquant

Frères et sœurs (4/15)

LE MONDE 17.07.08 15h27

STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les Debré, Bernard, 63 ans, urologue, sans son jumeau, Jean-Louis, président du Conseil constitutionnel.
Bernard a dit oui tout de suite. Jean-Louis a pris trois semaines pour refuser. Bernard a raconté en riant l'enfance et les diplômes, les filles et les succès. Jean-Louis ne voulait même pas poser pour une photo à côté de son frère jumeau. "J'ai été maire, conseiller général, ministre avant lui", a glissé Bernard sans avoir l'air d'y toucher. "Je veux bien parler de mon grand-père Bernard (le célèbre pédiatre), de mon père Michel (premier ministre du général de Gaulle), de mon oncle Olivier (artiste peintre reconnu), a énoncé Jean-Louis, mais mes relations avec mon frère, qui cela peut-il intéresser ?"
Bernard a casé le déjeuner - qu'il a galamment tenu à payer - entre ses patients de l'hôpital Cochin et ses rendez-vous de député UMP. "Vous me direz quand mon portrait sera publié...", a-t-il seulement réclamé en oubliant totalement qu'ils devaient être deux à y figurer. Jean-Louis a fait visiter les salons du Conseil constitutionnel qu'il préside, imité tour à tour Giscard et Chirac, resservi les meilleures anecdotes de sa vie politique. Mais rien n'a pu le convaincre de raconter ce morceau-là de son histoire. "Eh bien, je serai le jumeau manquant", a-t-il lâché, visiblement lassé. Pour finir, c'est Bernard qui, au moment du café, a fait mine de vendre la mèche : "Il ne veut pas ? Evidemment, j'ai toujours fait figure de préféré..."
Ces jumeaux-là ont longtemps fait les délices de la République. Jamais d'accord, parfois même violemment opposés. Ils ont notamment nourri la chronique du conflit entre Jacques Chirac et Edouard Balladur, lorsque les deux "amis de trente ans" se présentèrent l'un contre l'autre à l'élection présidentielle de 1995. Chacun flanqué d'un frère Debré. Bernard était ministre de la coopération d'Edouard Balladur et jamais avare d'une moquerie contre les "insuffisances" de Jacques Chirac. Jean-Louis était un fidèle du maire de Paris, toujours prêt à monter au feu contre le "traître" installé à Matignon. Les militants crurent voir en eux l'illustration vivante des déchirures de la famille RPR. Les initiés, eux, surent tout de suite qu'il ne s'agissait que de la partie émergée d'un conflit plus profond. Plus lointain, aussi.
Exister n'est pas toujours facile lorsqu'on naît en duo. Appartenir à la famille Debré ajoutait une difficulté supplémentaire. Sept académiciens, un médecin admiré fondateur de la pédiatrie moderne, un premier ministre concepteur de la Constitution de la Ve République, un mathématicien titulaire de la médaille Fields (Laurent Schwartz), un artiste, tous descendant de Simon Debré, grand rabbin respecté, auteur d'un charmant livre sur l'humour judéo-alsacien. Des alliés et des cousins Missoffe et Guéna. Et, lors des réunions de famille, la haute silhouette du général de Gaulle et l'élégance britannique de Lord Mountbatten.
Dans cette génération, les jumeaux Debré étaient faux, et Jean-Louis né quelques minutes après Bernard. D'ailleurs, ils avaient deux aînés, Vincent et François, et des quatre frères, c'est bien François qui fit longtemps sensation. "C'était le plus brillant et le plus drôle d'entre nous, sourit Bernard, il s'était inscrit au PSU par provocation pour notre famille gaulliste, mais était un journaliste talentueux, et n'oubliez pas qu'il a eu le prix Albert-Londres !" Ce frère dont on parle aujourd'hui avec tendresse fut admiré par Bernard et Jean-Louis enfants. Adulte, il fut une de leurs angoisses. Devenu héroïnomane lors de ses années de reportage au Vietnam en 1975, jugé pour usage de stupéfiants, il a longtemps été la source des insomnies de Jean-Louis, lorsque celui-ci devint ministre de l'intérieur en 1995. Bernard ose à peine dire que c'est lui, le médecin, qui dut signer l'année suivante la demande d'internement psychiatrique de son frère à l'hôpital Sainte-Anne. Jean-Louis et Bernard ont toujours pris un soin jaloux des filles de François et les frères se parlent de loin en loin. Toujours des conversations sans enjeux. Les non-dits sont nombreux chez les Debré.
Des années où leur père était à Matignon, Bernard raconte volontiers les déjeuners des garçons dans la cuisine, les visiteurs célèbres qu'il fallait venir saluer respectueusement et le prestige qui en était retiré auprès des copains du lycée Janson-de-Sailly. Jean-Louis, lui, en a plutôt tiré une certaine philosophie du pouvoir, lorsqu'il s'aperçut que "les chocolats, les fleurs et les courtisans disparurent comme par enchantement", une fois que son père n'était plus premier ministre.
Ce fut une jeunesse dorée dans la mémoire de Bernard. Dans cette famille où chacun aligne les diplômes, il a choisi la voie royale du grand-père et collectionné les réussites aux concours : "J'avais un an d'avance. J'ai été reçu 5e en deuxième année de médecine, j'ai passé sans difficulté l'internat et présenté pour le plaisir l'examen de médecine aéronautique." Jean-Louis, lui, cherche sa voie. Rate son bac. Echoue au permis de conduire le jour où son frère Bernard l'obtient. S'exaspère des facilités que cet alter ego lui renvoie toujours à la figure. "J'avais l'aisance, dit encore aujourd'hui Bernard, il était plus laborieux."
Pierre Mazeaud, issu d'une grande famille de juristes et protégé de son père, est pourtant dépêché pour aider Jean-Louis à passer une capacité en droit. Mazeaud s'en souviendra des années plus tard lorsque, devenu président du Conseil constitutionnel, Jacques Chirac choisira à son grand dam Jean-Louis Debré pour lui succéder. Mais pour l'heure, voilà Jean-Louis magistrat, chargé des affaires de terrorisme et bientôt docteur en droit public. Le week-end, les deux frères participent aux campagnes électorales de leur père. Le voient partir sans enthousiasme au casse-pipe lors de la campagne présidentielle de 1981. Découvrent les caricatures qui le ridiculisent, un entonnoir sur la tête. Et attrapent malgré tout le virus de la politique.
La gauche est au pouvoir depuis 1981 et Bernard, toujours assuré, s'est mis en tête de dénoncer la nouvelle politique de santé du ministre communiste Jack Ralite. C'est lui que Jacques Chirac charge de rédiger les propositions santé du RPR. Et c'est lui qui est désigné pour se présenter en Indre-et-Loire. Le voilà en piste pour succéder à son père à la mairie d'Amboise. Michel Debré, conscient des blessures infligées par Bernard à son frère, s'en inquiète pourtant. Propose de laisser la place à Jean-Louis. Bernard refuse et constate avec certitude aujourd'hui : "Mon frère m'en a toujours voulu."
La revanche viendra ensuite. Bernard, balladurien en diable, est devenu, en 1994, ministre de la coopération et sillonne l'Afrique francophone, dont il soigne les trois quarts des chefs d'Etat et ministres. Chef du service d'urologie de l'hôpital Cochin, on l'interroge sur le cancer de la prostate, désormais public, de François Mitterrand. Il est partout.
Jean-Louis, dernier fidèle de Jacques Chirac, passe dans la plupart des journaux, au mieux pour un naïf, au pire pour un crétin. Perdant dans tous les cas. Il tient pourtant son journal intime où il note pas à pas la remontée fantastique de son candidat. Le 7 mai 1995, c'est son visage radieux qui figure aux côtés du nouveau président de la République. Le voilà ministre de l'intérieur. Beaucoup mieux, comprend-il tout de suite, que ministre de la coopération. Mais trop tard pour que son père, atteint de la maladie de Parkinson, goûte les nouveaux succès de son fils. Ce sera son seul regret. Michel Debré mourra en 1996. Sans avoir vu Jean-Louis devenir président de l'Assemblée nationale, puis président du Conseil constitutionnel.
Ces derniers mois, pour la première fois, Bernard et Jean-Louis se sont retrouvés, sans le vouloir et sans même s'en parler, unis dans le même combat contre la réforme de la Constitution de la Ve République, rédigée cinquante ans plus tôt par Michel Debré. Comme si leur père leur avait enfin imposé ce devoir de réconciliation posthume.

Raphaëlle Bacqué
Article paru dans l'édition du 18.07.08.

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