vendredi 25 juillet 2008

Les Kahn, père nourricier

Frères et sœurs (9/15)

LE MONDE 23.07.08 13h55

STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les Kahn, Jean-François, 70 ans, journaliste,
Axel, 63 ans, généticien.


Pour ses 70 ans, Jean-François Kahn s'est offert le Bataclan, à Paris. Parce que le temps passe et qu'il n'est "pas sûr de fêter ses 80 ans". Le 12 juin, 576 personnes se sont réunies dans cette salle de concert parisienne, à deux pas de son domicile. Il voulait que tous ceux qui ont participé à ses "aventures journalistiques" de ces trente dernières années (Les Nouvelles littéraires, L'Evénement du jeudi, Marianne) "se revoient". Confrères et consoeurs étaient là, mais aussi sa famille.

"Il a fallu que l'on déjeune ensemble pour que je lui fournisse les adresses familiales", relève son frère, Axel Kahn. Ce fut la fête en chansons jusque tard dans la nuit. Axel, lui, est rentré tôt. "C'était sympa mais surtout professionnel", résume-t-il, un brin moqueur. Il y a trois ans, Axel avait préféré fêter ses 60 ans à la campagne, en petit comité, dans la maison familiale de Mussy-sur-Seine (Aube) avec "pique-nique et promenade à cheval". "Je déteste les mondanités et le Tout-Paris", dit-il.
Pourtant, ce généticien passionné par la réflexion éthique est, comme son frère, un habitué des médias et du débat public. "L'émulation intellectuelle est, chez nous, une deuxième manière d'être, on ne cède jamais", reconnaît Axel. Les frères Kahn débattent tout le temps, s'estiment assez, se taquinent souvent, se jalousent parfois. Le journaliste est volubile, le scientifique impétueux ; deux intellectuels, mais des bons vivants au rire franc qui ont le goût des belles choses et de la bonne chère.
"Ma mère avait une passion pour le travail de Jean-François, elle découpait tous ses articles", raconte Axel. En revanche, elle ne comprenait pas grand-chose aux recherches scientifiques de son petit dernier ni à celles d'Olivier, le frère cadet, grand spécialiste des molécules. Mort d'une crise cardiaque à 59 ans en 1999, ce chimiste "pur" était "le pont" entre Axel et Jean-François. "Olivier était un génie dans sa discipline. J'avais proposé à Jean-Marie Cavada, à l'époque de son émission "La marche du siècle", de nous réunir tous les trois. Je lui en veux de ne pas l'avoir fait", dit Jean-François.
Au moins, il y aura eu le livre, Comme deux frères (Stock, 2006). Une longue conversation où se mêlent histoire familiale et histoire de France. Ils y dressent le portrait d'une dynastie Kahn aux racines multiples. On y croise un grand-père paternel juif alsacien admirateur de Georges Clemenceau et de sa laïcité, une grand-mère maternelle "excessivement antisémite" qui alla jusqu'à refuser de rencontrer leur père, Jean Kahn. Ils expliquent comment ils sont devenus agnostiques, évoquent leur passé communiste, les illusions de mai 1968, les espoirs de mai 1981...
Ce livre, ce n'était pas leur idée, mais celle d'un éditeur. Ils s'y sont mis à reculons, persuadés que cela n'intéresserait personne, et puis l'ouvrage s'est vendu. Bien. Ils ont écumé les plateaux télé. Jean-François était alors patron de Marianne et Axel à la tête de l'Institut Cochin. Depuis, l'un est officiellement à la retraite et l'autre président d'université. Débordé par un agenda qu'il surcharge sans déplaisir, Axel Kahn reçoit tôt le matin dans son bureau de l'université Descartes, boulevard Saint-Germain. Jean-François Kahn choisit l'une de ses brasseries parisiennes préférées, pour un long déjeuner où il prend soin de conseiller les meilleurs plats et de se régaler d'un bon vin. "Il en fait trop, Axel", dit Jean-François, qui aime dormir et sortir.
Axel a toujours été le très bon élève. Celui qui fait tout bien, tout le temps, qui a les adresses, la généalogie de la famille, qui travaille vite et dort peu. Jean-François serait plutôt le cancre - au sens affectueux du terme - sans bagage universitaire ; celui qui n'a ni téléphone portable ni Internet, celui qui, enfant, faisait trois fautes d'orthographe par ligne, mais qui savait chanter, peindre, dessiner. Le livre les a rapprochés. "Vingt-quatre heures de dialogue, on ne s'était jamais autant parlé", constate Axel. Les frères ne se sont pas retrouvés mais "trouvés". Leur différence d'âge, les cinq premières années d'Axel passées en nourrice, le divorce de leurs parents qui amena Jean-François à vivre avec son père et Axel et Olivier avec leur mère, tout avait contribué à les éloigner. "Nous n'avons passé que huit années tous les trois ensemble", calcule Jean-François.
Chacun a construit son itinéraire professionnel dans une famille... qui n'était pas très famille. Axel s'est "édifié" aux côtés d'Olivier, dans "le même moule scientifique". C'était à celui qui obtiendrait les meilleures notes. "Ils avaient pour moi de la tendresse, un mélange de considération et d'un peu de mépris par rapport à mon métier de journaliste. J'étais comme dans "un autre monde"", explique Jean-François Kahn. Aujourd'hui encore, le scientifique fait ressentir au journaliste sa supériorité. "Il abuse de son avantage, le spécialiste, c'est toujours lui", s'amuse Jean-François. Axel a suivi la carrière de son grand frère, se souvient même du sujet de son premier article dans Paris-Presse. "Je ne suis pas certain que le contraire soit vrai." Effectivement.
Il y a un avant et un après la publication de Comme deux frères. Mais surtout un avant et un après le suicide de leur père. Jean Kahn, professeur de philosophie, auquel ils vouent une admiration infinie et qui les obsède encore. Ce père, juif athée, devenu communiste pendant la Résistance puis gaulliste, qui considérait Cyrano comme un roman de gare, qui interdisait à Jean-François de lire des bandes dessinées et qui était capable d'écouter pendant un quart d'heure la même note de musique.
Jean Kahn s'est jeté d'un train ; a laissé sur la banquette une lettre pour Axel. "Sois raisonnable et humain", concluait-il. Bientôt quarante ans que cette phrase torture son fils. En cette soirée maudite de 1970, Jean-François devait recevoir des amis. Il n'a pas décommandé le repas alors qu'il venait d'apprendre que son père s'était donné la mort. Pourquoi ? Cela le tourmente encore. Quelques mois auparavant, Jean lui avait, pour la première fois, emprunté de l'argent. Il culpabilise de ne pas y avoir porté davantage d'attention.
Ils évoquent sans arrêt la figure du père, son impressionnante érudition, son sens de la pédagogie. Ils se sont nourris de lui. Mais Jean-François ne voulait pas ressembler à "ce génie étouffé par son intellectualisme" et, comme par réaction, a combattu l'élitisme et s'est passionné pour l'opérette et la chanson. "L'anti-intellectualisme affiché de mon frère doit beaucoup à l'attitude de notre père", dit Axel. Le scientifique - qui a su il y a peu de temps "qui est Alain Souchon", s'amuse Jean-François - garde précieusement les nombreux écrits de leur père. Il les relit sans cesse, n'en comprend pas encore tout le sens. Tous deux parlent plus rarement de leur mère, Camille. "Elle était sentimentalement très attachée à Olivier et plus proche de moi, surtout à cause de notre passion commune pour la chanson", considère Jean-François. Inconditionnelle de Lionel Jospin, Camille n'hésitait pas à interpeller vertement son fils quand elle n'était pas d'accord avec ses articles.
Avec l'âge, les frères ont scellé leur rapprochement idéologique. Le journal de Jean-François a relayé la colère d'Axel contre la prétendue prédisposition génétique à la pédophilie et au suicide, affirmée par le candidat Sarkozy. Ils ont tous les deux voté pour François Bayrou en 2007, combattu le projet de test ADN pour le regroupement familial des immigrés. Ils rêvent tous deux de laisser une trace, une empreinte. Leur père aurait pu être "un immense écrivain", leur frère Olivier aurait pu "avoir le prix Nobel". Et eux... ?


Sandrine Blanchard
Article paru dans l'édition du 24.07.08.

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