samedi 26 juillet 2008

Les Podalydès, la voie du cadet

Frères et sœurs (10/15)

LE MONDE 24.07.08 16h24


STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les Podalydès, Bruno, 47 ans, réalisateur
et Denis, 45 ans, comédien.





Un coup d'oeil suffit pour prendre la mesure du déséquilibre. La crinière brune de Bruno Podalydès dégage une vitalité intacte, en dépit de ses 47 ans. Les cheveux de son frère cadet, Denis, sont d'évidence plus épars. L'air de famille ne s'impose pas au premier regard entre le réalisateur de Versailles rive gauche (1992), Le Mystère de la chambre jaune (2003), Bancs publics, Versailles rive droite (sortie le 22 octobre) et son frère, comédien, sociétaire à la Comédie-Française, metteur en scène de théâtre.

Il faut longuement observer leur regard pour déceler une éventuelle ressemblance. On se montre d'abord sensible à ce qui les sépare. En l'occurrence cette ligne de démarcation capillaire, véritable frontière existentielle, qui induit chez eux un rapport différent à la vie.
Longtemps, Denis s'est demandé ce qui pouvait rapprocher les membres de sa famille. Il voulait trouver cet élément qui unit une fratrie malgré tout ce qui l'oppose. Tâche dantesque quand on réalise que les Podalydès forment davantage un phalanstère qu'une fratrie. Chez eux, la force du nombre, avec la diversité qui s'y attache, devrait normalement avoir raison du dénominateur commun. Leur grand-mère maternelle, libraire, devenue veuve très jeune, a eu trois enfants, un fils et deux filles. L'une d'elles, professeur d'anglais, et son mari, pharmacien, deviennent les parents des quatre garçons Podalydès. Ces trois générations vivent dans le même immeuble, avenue du Maréchal-Gallieni, à Versailles.
Bruno est né en 1961. Denis, deux ans après. Eric et Laurent sont arrivés en 1969 et en 1972. La césure entre les deux binômes Bruno-Denis et Eric-Laurent s'établit au tournant de l'année 1968, comme si les événements de mai avaient entériné, au-delà de l'écart générationnel, la séparation entre l'ancien et le nouveau monde, en même temps qu'un partage des compétences. Car, dans la famille Podalydès, il y a d'abord eu, apanage des aînés, l'univers de Bruno et Denis. Une insularité légitimée par un espace commun - ils occupent la même chambre - et un talent convergent, reconnu et encouragé par leurs parents. Ainsi de leur goût pour la mise en scène, les spectacles de marionnettes, les émissions de radio, les diaporamas et le journal familial tenu au jour le jour.
Cet espace-temps différent a toujours pesé au sein de la fratrie. Pourtant, il existe bien un invariant qui scelle l'unité. Denis l'a découvert en décrochant son téléphone. Pour tout interlocuteur, au bout du combiné, les voix des membres de la famille Podalydès se ressemblent. La différence physique, les disparités entre générations, la hiérarchie parents-enfants, aînés-cadets s'estompent par la grâce d'un timbre commun. "Cette voix, remarque Denis, monte dans le masque dès qu'une personne est en difficulté. Elle parle plus haut dans le nez, la voix se saccade."
Tricher avec cette voix est sacrilège. Bruno se souvient des débuts de son frère au théâtre. Ce dernier n'arrivait pas à trouver sa propre voix, sa propre assise : "J'entendais Jean Vilar, j'entendais Jean-Louis Barrault, ça me troublait beaucoup." Les parents Podalydès jugent l'adolescent Denis trop influençable. "Je prenais les gestes de mes amis, reconnaît-il. Surtout, j'adoptais leur voix. Ça, ils ne le supportaient pas."
Ce changement de voix n'est pas anodin. C'est sa manière de rompre le lien familial. Il survient au moment même où les cheveux de Bruno trouvent une ampleur inédite, exprimant une beauté dont Denis pense ne jamais pouvoir se prévaloir. Il avait déjà ressenti à 12 ans, chez les scouts, les effets de cette inégalité capillaire. Il ne bénéficiait pas des mêmes faveurs que son frère auprès des cheftaines.
Denis avait déjà pris déjà ombrage, dès le plus jeune âge, de son statut de cadet. Mais, avec le temps, ce statut de second était devenu un art de vivre. Les cheveux lui font ressentir une autre fatalité : Denis s'imagine qu'il ne remontera plus jamais à la hauteur de son aîné. Un geste le lui confirme, estime-t-il. Bruno vient d'effectuer un séjour en Angleterre. Il a rencontré des filles. Appris à danser. Pris une distance intolérable vis-à-vis de son frère. Sa mère passe sa main dans les cheveux de son aîné, comme pour prendre acte de cette dimension érotique attachée à l'adolescence. "Ma mère adorait les bruns. Mon père était très brun. Bruno est brun. Je suis blond. J'avais l'impression que Bruno avait plus de succès que moi avec les femmes et donc avec ma mère." Cette mère idolâtre Sami Frey, Charles Denner et Gianni Esposito, l'une des vedettes de Paris nous appartient, de Jacques Rivette - trois acteurs bruns ténébreux. Bruno en devient la synthèse magique, à la fois fantasmée et bien réelle. On ne lutte pas contre un frère capable de conjuguer les vertus de l'imaginaire avec celles de la réalité. On rend les armes.
Denis a refermé sa porte. Il s'est plongé dans la lecture de manière très concentrée, à un rythme impossible à suivre pour son frère. Quand il évoque cette fuite par l'ascèse, la voix de Bruno commence, sur un mode propre aux Podalydès, à se saccader. Elle monte effectivement plus haut, comme le fait remarquer son frère. "Son compagnon était le livre, j'en ai beaucoup souffert. La porte de mon frère est devenue une terreur absolue." Denis avait trouvé avec la lecture un terrain où il dominerait son aîné. Denis lit intensément. De manière compulsive. Jusqu'au clap de début si nécessaire.
Le cap de l'adolescence passé, les deux jeunes gens évoluent sur un mode a priori divergent. Denis est le littéraire. Bruno le scientifique. L'intellectuel s'oppose au manuel. Bruno s'oriente vers des études de biologie, et rapidement vers le cinéma. Denis entre en khâgne puis intègre le Conservatoire. Avec le recul, il est facile de voir comment de tels choix permettent à cette fratrie de devenir un couple professionnel, tant sa dynamique vise à la complémentarité.
Bruno a dirigé Denis dans tous ses longs métrages. Ce dernier en a coécrit certains, dont Liberté-Oléron et Dieu seul me voit. "Je n'ai jamais pensé que mon frère pourrait avoir besoin de moi, alors que moi j'avais besoin de lui. Je voulais être l'objet de son attention", explique Denis. Un jour, Bruno l'a appelé pour lui dire qu'il le trouvait formidable dans Versailles rive gauche. "Un moment de bonheur absolu. J'avais obtenu ce dont je rêvais depuis toujours : l'admiration de mon frère aîné." Quand il est sur scène, il attend le moment où Bruno viendra le voir. Parfois, vient un compliment. D'autres fois, non.
Les fondamentaux de cette fratrie se sont modifiés au fil du temps. Il y a onze ans, Eric Podalydès a mis fin à ses jours. Cette disparition a redessiné la géographie familiale. Le binôme Bruno-Denis forme désormais un trio avec Laurent, devenu l'assistant de Bruno au cinéma et de Denis au théâtre. La voix ne constitue plus l'unique lien entre les trois frères. Leur union s'incarne aussi dans le spectacle.
Restent les cheveux. Bruno a tourné en 2006 un des épisodes du film à sketches Paris, je t'aime. Denis n'y figure pas. C'est une première. Bruno y est aussi comédien. Il a fallu que Denis se rende une fois de plus à l'évidence : "Bruno est beaucoup plus photogénique que moi." Comme sa mère trente ans plus tôt, il retrouve chez ce frère Gianni Esposito et Charles Denner. A côté de lui, il se sent habité par cette peur, tenace, de ne plus être l'objet de son attention. "Un jour, Bruno fera un grand film", assure-t-il. Un grand film où il ne sera qu'une sorte de passant. Il sait qu'il faudra s'y faire. A ce jour, il ne sait pas comment.

Samuel Blumenfeld
Article paru dans l'édition du 25.07.08.

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