samedi 26 juillet 2008

Les Rykiel, bouquet de sœurs

Frères et sœurs (11/15)

LE MONDE 25.07.08 15h33

STÉPHANE LAVOUÉ/MYOP POUR "LE MONDE"
Les sœurs Flis (de bas en haut, et de gauche à droite) : Muriel Flis-Trèves, psychanalyste, Françoise Zonabend, anthropologue, Danièle Flis, créatrice, Sonia Rykiel, artiste de haute couture.


On pensait au départ qu'elles n'étaient que deux. Une rousse célèbre et puis une autre, plus cérébrale, un peu austère – "l'intello de la famille, celle qui coupe les cheveux en quatre", selon l'intéressée elle-même. C'est par elle qu'on a commencé : Françoise Zonabend. Une allure de petite souris, pantalon et tricot noirs, cheveux blonds et regard clair. Son bureau d'"intello", un espace minuscule, bourré de livres, se niche au deuxième étage du laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France, à Paris.
Françoise Zonabend est une tête, pas une star. Durant sa vie entière, cette ancienne élève de Claude Lévi-Strauss, longtemps directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), a fait son miel de l'"univers touffu où se fabrique la parenté", une expression qui clôt son dernier article publié en 2007 par la revue L'Homme (n° 183). Coïncidence ? L'article est intitulé "Adopter des sœurs" et parle de trois sœurs coréennes accueillies par un couple de Normands de la région de Cherbourg.
Les sœurs Flis, elles, ont vu le jour à Paris. "Nous y sommes restées et nos enfants aussi", note Françoise Zonabend. Non pas deux sœurs ni trois, mais cinq. Les sœurs Flis, c'est le bouquet ! Forcément : à chaque naissance, les parents espéraient un fils. Comme ses aînées, Sonia (future Rykiel, reine de la mode) et Jeanine (future professeur de danse), Françoise est née avant la guerre, "période noire, mystérieuse", dit-elle. Et terriblement dangereuse. Juifs l'un et l'autre, le père et la mère de cette nichée de filles ne réalisent que tardivement ce qui les guette. "Il fallait porter l'étoile. Il y avait des rafles. On sentait le péril, mais sans plus", raconte le père, Alfred Flis, natif de Vaslim, en Roumanie, dans une cassette vidéo réalisée par l'une de ses filles, la plus jeune, Muriel, bien des années plus tard. "On pensait que les déportés allaient dans des camps de travaux forcés, mais on ne savait pas qu'ils étaient brûlés ou des choses comme ça...", ajoute-t-il.
A l'époque, il est artisan horloger. La mère, Fanny, d'ascendance russe, est née en France. Sa famille, comme celle de son époux, a fui l'antisémitisme et les pogroms, quittant le ghetto d'Odessa pour venir s'installer à Paris. "C'est elle qui nous a poussées à faire des études. Elle voulait qu'on soit dentistes ou avocates", sourit Françoise Zonabend. Puis, grave soudain : "On se sent un peu émerveillées d'être encore là. On a échappé à quelque chose... Toutes !"
Est-ce de ce coin obscur de l'histoire familiale, de ce gouffre frôlé, découvert après coup, que vient cette manie, chez les sœurs Flis, de ne pas s'éloigner les unes des autres, de se téléphoner vingt fois la semaine, d'être unies, nourricières, solidaires, comme les cinq doigts de la main ? Cinq moins une, depuis la mort de Jeanine, survenue il y a quelques années. Françoise Zonabend et ses sœurs, Danièle Flis et Muriel Flis-Trèves, s'habillent en Sonia Rykiel. Mais cela marche dans l'autre sens. C'est ainsi que les livres de l'anthropologue, de La Mémoire longue (éd. Jean-Michel Place, 2000) à La Presqu'île au nucléaire (Odile Jacob, 1989), ont été exposés dans la vitrine Sonia Rykiel, au milieu des vêtements, bijoux et autres accessoires de luxe du magasin noir du boulevard Saint-Germain. Etrange, incessante noria !
Dans le phalanstère des sœurs Flis, Sonia pèse lourd, bien sûr : comme aînée – elle a dix-huit années d'écart avec la petite Muriel – et comme star. Elle pèse, mais n'écrase pas. "Mes sœurs, c'est un éblouissement : le mystère, la beauté même ! Sans elles, je n'aurais pas vécu, j'aurais fait un autre métier", assure l'artiste couturière, qui reçoit dans son appartement de la rue des Saints-Pères, à Paris. Dans les années 1950, la famille Flis vit avenue des Ternes. Sonia, à la fois grande sœur et petite mère, règne sur la tribu. "Mes sœurs, je les surveillais, je leur coupais les cheveux dans le bidet, je leur racontais des histoires... Elles étaient à moi. Il ne fallait pas qu'on y touche, j'aurais tué !", se rappelle-t-elle. "En fait, elles faisaient barrière. Elles étaient l'écran entre la vie et moi. Elles me tempéraient, me ramenaient à la maison, suppliaient maman de ne pas me battre (j'étais tellement dure), m'admiraient", note la reine de la mode dans son livre Et je la voudrais nue (Grasset, 1979). Est-ce elle qui règne sur ses sœurs ou l'inverse ? Comme l'a relevé, dans le magazine Elle, la photographe Dominique Issermann,"ses défilés sont toujours comme une ribambelle de sœurs, avec quelque chose de très joyeux, et cela reflète sa vie".
Le phalanstère a parfois des allures de gare de chemin de fer, aux nombreux et secrets aiguillages. Muriel Flis-Trèves, psychanalyste et pédopsychiatre de renom, qui travaille à l'hôpital Antoine-Béclère, à Clamart (Hauts-de-Seine), dans le service du professeur René Frydman, échange beaucoup, par exemple, avec sa sœur anthropologue. Leurs noms se croisent dans des ouvrages savants, comme Mourir avant de n'être ? (Odile Jacob, 1997), actes d'un colloque consacré aux enfants morts-nés. Un sujet dont Muriel Flis-Trèves est une spécialiste. Un hasard ? Recevant dans son cabinet du boulevard Raspail, elle évoque sans détours la disparition de leur tante Anna, sœur de Fanny Flis, "morte d'un avortement". Mais aussi les "fausses couches de Sonia" – drames inscrits au fer rouge dans la mémoire commune. "La femme enceinte est à l'écoute de ce qui vit en elle. Elle aime en parler, elle imagine l'avenir. De quoi parle-t-on, qui perçoit-on, qui fantasme-t-on lorsque c'est la mort qu'on porte en soi ?", s'interroge la psychanalyste dans Le Deuil de maternité (Calmann-Lévy 2004).
Très proche de Sonia, qui l'aime comme sa propre fille, couvée par ses quatre sœurs "bienveillantes", la benjamine a du mal à s'arracher à ce "bien-être" presque endormant. C'est pour ne plus être "dans la fusion, dans le miroir" avec Sonia, que Muriel s'engage dans des études de médecine. Ce faisant, "je devenais intéressante, j'apportais un 'plus' à mes sœurs", explique-t-elle aujourd'hui. Ce point aussi est une spécialité des Flis : chacune a cultivé son jardin, construit son univers, développé ses talents en toute indépendance – enrichissant le "pot" commun de son talent particulier.
Danièle, la numéro quatre, est une amoureuse des couleurs. Une couverture de Paris Match, datant de la fin des années 1950, est épinglée dans son bureau du boulevard Saint-Germain : on y voit le peintre Matisse en train de dessiner. Danièle a un tempérament d'artiste. Elle est la seule à travailler dans le groupe Sonia Rykiel ; elle y est chargée des bijoux, sacs et accessoires. Des études d'urbaniste, une passion pour les livres, des rêves de cinéma – "j'aurais adoré être monteuse", confie-t-elle : Danièle est une touche-à-tout boulimique.
Cette esthète a été initiée, petite, à la danse classique. Par Jeanine, leur bonne fée à toutes. "Elle me prenait sous son aile", dit Danièle. Muriel, elle aussi, a découvert la danse avec Jeanine, la sublime absente. "C'était la romantique, la mystérieuse, elle aimait les contes, la magie", se rappelle Sonia. Muriel, la psychanalyste, résume : "Jeanine, elle est tout le temps pas là." Comme un ange qui passe. Et qui viendrait se nicher, invisible et joyeux, dans les bras de sa kyrielle de sœurs...


Catherine Simon
Article paru dans l'édition du 26.07.08.

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