jeudi 7 août 2008

La vieille intelligentsia moscovite a défilé devant Soljenitsyne

LE MONDE 06.08.08 16h18
MOSCOU CORRESPONDANCE
REUTERS/© Sergei Karpukhin / Reuters
Le petit fils de l'écrivain rend un dernier hommage, le 5 août 2008.




C'est sous une pluie battante et par une journée automnale que le corps d'Alexandre Soljenitsyne, qui a été enterré mercredi 6 août au monastère Donskoï de Moscou, a été exposé mardi 5 au public dans le salon d'honneur de l'Académie des sciences de Russie. Devant le bâtiment de style soviétique, immense et froid, les piétons se rassemblent près du cordon encerclant l'édifice en prévision d'une foule qui ne s'est finalement pas manifestée. Des policiers, assez nombreux, assurent une présence depuis le grand boulevard Leninski.
Au salon d'honneur où est exposé l'écrivain mort dimanche 3 août, la foule clairsemée est composée d'une écrasante majorité de retraités, pour la plupart issus de la vieille intelligentsia moscovite. "C'était l'un des derniers grands hommes de ce pays, pour qui il a donné toute sa vie. Ils sont désormais presque tous disparus", dit Ella Iabyla, ingénieur à la retraite, venue rendre hommage à son "écrivain préféré", dont elle n'a pu lire L'Archipel du goulag "que durant la perestroïka".
Auprès du cercueil ouvert de Soljenitsyne, les gens défilent, un à un, exécutant une rapide prière ou effleurant le catafalque de l'écrivain, tandis que des militaires en uniforme de cérémonie veillent le corps au garde-à-vous. A droite, la veuve de Soljenitsyne, Natalia, et ses enfants sont debout, saluant d'un geste de la tête la petite foule d'anonymes qui passent à quelques mètres d'eux. La calme procession sera interrompue quelques minutes lorsque le premier ministre Vladimir Poutine viendra déposer une gerbe de fleurs devant le disparu, avant de se signer rapidement et d'embrasser Natalia Soljenitsyna.
Dans la foule se glissaient quelques jeunes, venus rendre hommage à l'ancien dissident, comme Olga Ovdeeva, une étudiante de 19 ans. "Parmi mes amis, tous savent qui est Soljenitsyne bien sûr, mais très peu l'ont lu. Peut-être parce que nous vivons à une époque plus facile, on ne veut pas ressasser le passé et on préfère lire Beigbeder (traduit en russe et très populaire auprès des jeunes). C'est dommage..."
Le temps où Soljenistyne, revenant d'exil en traversant le pays en train de Vladivostok à Moscou était accueilli par une foule en liesse est révolu. La Russie lui reconnaît toujours une stature d'autorité morale, mais le repli spirituel et religieux de Soljenitsyne l'aura graduellement isolé d'une société russe en pleine "décadence morale", selon l'expression de l'écrivain. Au point de reprocher parfois à la Russie de l'avoir enterré trop tôt.

RUSSIE CONQUÉRANTE
L'ancien dissident s'était un temps rapproché de Vladimir Poutine, qui avait "entamé la reconstruction de la Russie, (...) des efforts qui n'ont pas été remarqués et appréciés tout de suite". L'ancien président russe avait décoré Soljenistyne en 2007 du Prix d'Etat, la plus importante décoration nationale du pays. Fidèle à l'idée d'une Russie conquérante et orthodoxe, Soljenitsyne avait aussi défendu publiquement la seconde guerre de Tchétchénie, condamné les frappes aériennes de l'OTAN contre la Serbie ("Il n'y a aucune différence morale entre les actes d'Hitler et les bombardements de l'OTAN", avait-il dit) et la révolution orange en Ukraine. L'un de ses derniers ouvrages, Deux siècles ensemble, paru en 2003 et portant sur la question juive en Russie, aura suscité la controverse, considéré par certains comme antisémite.
Mais les fidèles qui se sont recueillis sur son catafalque sont surtout venus rendre hommage au lointain passé : au dissident, et à l'écrivain qui maniait la langue russe "de manière exceptionnelle, une langue d'une richesse extrême", dit, admirative, une Moscovite venue lui rendre hommage.

Alexandre Billette

Article paru dans l'édition du 07.08.08.

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