jeudi 7 août 2008

Une oeuvre au parcours mouvementé


LE MONDE 06.08.08 16h18
Rarement une oeuvre aura connu un destin aussi agité, du vivant de son auteur. Totalement inconnu du grand public, ignoré jusqu'alors des lettres littéraires soviétiques, Alexandre Soljenitsyne a acquis une réputation mondiale soudaine avec la publication d'Une journée d'Ivan Denisovitch, en novembre 1962, dans la revue Novy Mir, à l'initiative d'Alexandre Tvardovski, son rédacteur en chef. Une déflagration. "Pour la première fois, un auteur soviétique décrit la vie quotidienne dans un camp de concentration stalinien", écrivait à l'époque Michel Tatu, dans Le Monde. En France, ce sont les éditions Julliard qui en firent aussitôt l'acquisition auprès de l'Agence littéraire et artistique parisienne, représentant les droits exclusifs des écrivains soviétiques. Christian Bourgois, alors jeune directeur littéraire de la maison, avait été alerté par le traducteur Jean Cathala de l'importance de ce texte. De même, c'est Julliard qui publia en 1968 Le Pavillon des cancéreux.
Mais la dégradation progressive des relations du romancier russe avec les autorités soviétiques conduisit dans le même temps à la diffusion de copies pirates de ses différents titres. Pour Le Pavillon des cancéreux, deux éditeurs étrangers, le Londonien Bodley Head et le Milanais Mondadori, se disputaient le copyright, ce qui provoqua une réaction indignée de l'auteur, "ne reconnaissant les droits à personne" et rappelant qu' "au-delà de l'argent, il y a la littérature". Aux Etats-Unis, c'est avec la journaliste américaine d'origine russe Olga Carlisle, devenue son agent littéraire, que Soljenitsyne eut maille à partir. "Elle n'a pas cessé de jouer un rôle néfaste dans l'histoire de mes oeuvres", a-t-il écrit, tandis que l'ex-agente dans son livre Soljenitsyne et le cercle secret, paru en 1978 aux Etats-Unis, raconte comment elle aida l'écrivain à publier - depuis l'URSS - Le Premier cercle et L'Archipel du goulag.
LA VALEUR DES TRADUCTIONS
Ces déboires conduisirent Soljenitsyne à se choisir, dès mars 1970, un avocat suisse, Me Fritz Heeb, comme nouvel agent littéraire pour défendre ses intérêts à l'étranger. Ancien député social-démocrate de Zurich, familier des milieux marxistes libéraux, l'avocat avait reçu un mandat de l'écrivain pour interdire à l'avenir toute publication non autorisée de son oeuvre, examiner avec l'aide d'experts la valeur des traductions en cours et interdire toute adaptation à l'écran. Dans sa mission, il était secondé par YMCA Press, maison d'édition russe, créée en 1921 et installée à Paris. C'est dans cette maison dirigée par Nikita Struve que fut publié en exclusivité mondiale, en russe, le 28 décembre 1973, le premier tome de L'Archipel du goulag. Cet "essai d'enquête littéraire", comme le qualifiait son auteur, récent prix Nobel de littérature, a aussitôt été mis en traduction chez les plus grands éditeurs de la planète - en France au Seuil, en avril 1974.
En décembre de la même année, Paul Flamand, PDG du Seuil, accompagné de Claude Durand, éditeur de Soljenitsyne dans cette même maison, se rendit à Zurich, où l'écrivain, qui venait d'être expulsé de Russie, résidait. Ce dernier confia aux éditions du Seuil la gestion mondiale de ses droits. Après juin 1978 - date à laquelle Claude Durand quitte le Seuil pour Grasset -, ces droits ont continué à être gérés par Claude Durand dans le cadre des éditions russes YMCA Press.
Devenu PDG de Fayard en 1980, Claude Durand a récupéré tous les contrats du prix Nobel 1970 après la chute du mur de Berlin. Aujourd'hui, "Fayard est agent de l'auteur, sous ma responsabilité", précise l'éditeur, qui, en mars 2007, avait annoncé non sans fierté avoir regroupé chez Fayard "99 % de l'oeuvre de Soljenitsyne traduite en langue française". Apprenant, lundi 4 août, la mort de l'écrivain, Claude Durand a fait diffuser un communiqué exprimant son refus de commenter "la mort d'un ami proche" : "Depuis près de quarante ans (...) il était devenu comme un parent, écrit-il. Le coeur est la tombe des amis morts ; l'accès n'en est pas public."
A voir : Dialogues avec Soljenitsyne, d'Alexander Sokourov, 1 DVD Ideale Audience/Medici Arts.
Alain Beuve-Méry
Article paru dans l'édition du 07.08.08.

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