samedi 20 septembre 2008

Bonnie and Clyde, meurtriers en couple


Anne Fulda
Le Figaro 18/08/2008



Crédits photo : AFP

Fin des années 1920, début des années 1930, l'Amérique en crise suit avec passion l'aventure criminelle de ce jeune couple uni par l'amour.

Une petite serveuse. Une blonde dont les boucles ont des reflets roux. Il y en a mille comme elle. Mille dont le joli minois et la fraîcheur font tourner la tête des hommes. Bonnie Parker n'a rien d'exceptionnel. Ni grande ni petite. Mince, presque frêle. Elle aime la mode et le rouge. Le rouge qui claque. Le rouge passion. C'est une Américaine moyenne. Un peu frivole. Un peu fleur bleue. Presque ordinaire. S'il n'y avait ce regard. Cette détermination dans le regard que l'on remarque sur toutes les photos de l'époque. Avec quelque chose de sauvage aussi, de presque animal au fond des yeux. Issue d'une famille modeste, Bonnie Parker est une jeune fille cultivée. À la high school de Cement City, elle était même une excellente élève. Elle écrit des poèmes. Mais au Marco's Cafe de Dallas, où elle travaille, elle s'ennuie à mourir. Sert des hommes dont le regard s'appesantit parfois sur elle. Et pas uniquement pour commander une bière. Elle les ignore. Elle les méprise. Du haut de son mètre soixante-cinq, Bonnie n'a pas envie de petites histoires médiocres. D'étreintes furtives derrière le comptoir. Elle rêve d'aventure. Se voit en héroïne romantique et, pour remplir ces journées qui s'étirent en longueur sous l'écrasant soleil texan, elle tue le temps en dévorant des revues à l'eau de rose. Non, pas un regard pour ces hommes qui traînent au bar. Pas son genre. Et puis les loosers, elle a déjà donné.

La jeune fille s'est mariée à 16 ans avec Roy Thornton qu'elle avait rencontré un an plus tôt. Elle a cru que c'était lui. Elle a cru que c'était l'amour avec un grand « A » et la midinette qu'elle était s'est même fait tatouer sur la cuisse deux cœurs enlacés avec leurs noms. Bonnie et Roy. Elle aurait dû attendre un peu avant de se marquer la peau à vie. Un an à peine après leur mariage, Roy Thornton se retrouve en prison pour meurtre. Mauvaise pioche. Les rêves de Bonnie en prennent un coup. Elle rumine sa peine. N'est pas loin de déprimer. Mais garde tout de même cette flamme au fond de l'œil. Cette soif d'absolu. Elle va pouvoir l'étancher lorsque son chemin va croiser celui de Clyde Barrow. À West Dallas, où Bonnie est venue rendre visite à une amie. On est en 1930. L'Amérique vient d'être secouée par le crash boursier de 1929, le fameux mardi noir. Les entreprises font faillite par milliers, les banques ferment et les particuliers trinquent. Près d'un quart de la population se retrouve au chômage et les files d'attente à la soupe populaire s'allongent.Clyde Champion Barrow, en fait Clyde Chestnut Barrow, n'a pas vraiment le profil du prince charmant. Pas très grand, brun, ce troisième rejeton d'une famille de huit enfants a cependant un je-ne-sais-quoi qui plaît aux femmes. Est-ce ce petit air effronté, cette insolence dans l'œil sombre ? Est-ce cette mèche rebelle ? Ou cette mine de mauvais garçon qui s'assume ? En tout cas, cela se sent : lui qui n'a jamais été doué pour les études sait ce qu'est la pauvreté. Le regard condescendant des autres. Son père a dû abandonner sa ferme à Telico, au Texas, pour ouvrir une station-service à Dallas. Clyde Barrow l'aide rarement. C'est un jeune hâbleur, tendance glandeur. Un joueur qui aime miser gros. Et se procurer des frissons en volant. Il commence par de menus larcins avec son frère Buck, vole des dindes qu'il revend après. Puis des voitures.

Bonnie et Clyde. Quand ces deux-là se croisent, ils ne savent pas qu'ils vont devenir un couple de légende. Les Robin des Bois de la Grande Crise. Les Roméo et Juliette de la Dépression. Amants magnifiques et maléfiques. Ils ont respectivement 20 et 19 ans. Rien à perdre. Envie de vivre. Quitte à devenir des criminels. Romantiques certes, liés par une folle passion, un amour violent et puissant, mais criminels tout de même. Ce qui les relie ? Leur égal souhait d'exaltation. D'enivrement. Ce qui les rend populaires ? L'impression qu'ont certains Américains, touchés par la crise, d'être vengés par eux. De prendre leur revanche sur les banquiers qui les spolient. L'aspect romanesque de leur folle cavalcade n'est pas pour déplaire à une Amérique qui s'enfonce dans la morosité. Comme des Gavroche tout étonnés par leur propre audace, les deux tourtereaux adorent se prendre en photo, l'air conquérant, tendrement enlacés sur le capot d'une voiture. C'est ainsi qu'une photo de Bonnie, cigare au bec, a fait le tour des États-Unis. On l'a cataloguée en excentrique, audacieuse égérie alors qu'en fait elle fumait des Lucky Strike.Le début de la « collaboration » de Bonnie et Clyde interrompue par plusieurs arrestations de Clyde commence en 1932. Rapidement, ils sèment la terreur dans plusieurs États américains : Texas, Oklahoma, Missouri, Louisiane, Nouveau-Mexique… Et vont crescendo dans les délits commis. Commerces dévalisés, attaques à main armée, braquage de stations-service, de banques et, pour finir, meurtres. Douze au total. Douze personnes, en majorité des policiers, tués froidement, sans état d'âme. Le premier de la liste, en avril 1932, est le propriétaire d'une bijouterie, John Bucher. Bien que Clyde affirme qu'il était dans la voiture au moment de la fusillade, il est désormais fiché et recherché par la police de même que son compère Raymond Hamilton, un ami d'enfance, pour meurtre. Ensuite, c'est l'enchaînement, avec deux autres policiers, assassinés à Atoka, alors qu'ils étaient sur la trace des fuyards.Chez ce couple de criminels, qui est en réalité un gang, le gang Barrow dont fait partie Buck, le frère de Clyde, tué en 1933, sa femme Blanche, et W.D. Jones , chacun sa spécialité. Bonnie, la lettrée du couple, couche sur le papier leurs aventures et va même jusqu'à envoyer son poème autobiographique, The Story of Bonnie and Clyde, à plusieurs journaux qui le publient. La belle est un brin narcissique. Clyde, lui, est un cynique volontiers moqueur qui semble vouloir compenser son impuissance sexuelle par un pouvoir qu'il entend exercer sur les autres. Preuve de son extraordinaire culot : quand il est arrêté par la police en 1929 avec William Turner et Frank Hardy à l'hôtel Roosevelt de Waco, au Texas, sanglotant dans un torrent de larmes, il dit au chef de la police, Hollis Barron, qu'il a été kidnappé par ses deux compères. On le laisse filer. Quelques mois plus tard, un policier arrête le couple pour excès de vitesse. Clyde le contraint à monter dans leur voiture. La batterie de la voiture tombe en panne. Clyde oblige alors le représentant de la loi à en voler une puis à réparer la voiture avant de le laisser sur le bord de la route.

Mais Clyde est aussi fou amoureux de sa belle. Quand Bonnie est blessée à une jambe, au cours d'un accident dans une Ford volée, au Texas l'un des membres du gang tirera sur une voisine venue leur porter secours , il tient à ce qu'elle soit examinée par un médecin. À plusieurs reprises, pour lui plaire, il tente aussi de rentrer dans le rang. De s'acheter une respectabilité. Mais il est trop tard. Les deux en ont trop fait. Ils sont devenus des ennemis publics recherchés dans tout le pays. Rien ne peut arrêter l'engrenage. Dès que Bonnie et Clyde se trouvent un petit repaire tranquille, ils sont obligés de le quitter. Ils doivent ainsi s'échapper en catastrophe du Red Crown Tourist Camp, à Platte City, dans le Missouri, où ils avaient loué un gentil petit deux-pièces avec garage. Puis sont retrouvés à nouveau par la police dans un parc à Dexter, dans l'Iowa. L'équipée tourne mal. En 1933, le frère de Clyde, Marvin, dit « Buck », meurt de ses blessures dans un hôpital de l'Iowa, tandis que sa femme Blanche est incarcérée au Missouri State Penitentiary. Les mois qui suivent vont être les plus difficiles. Bonny et Clyde se retrouvent tous les deux lâchés par W.D. Jones qui, arrêté, assure aux policiers qu'il a collaboré avec le couple maudit sous la contrainte. La jambe de Bonnie, mal soignée, la fait souffrir. En novembre 1933, les amoureux échappent encore à une embuscade montée par le shérif Smoot. Leur voiture est criblée de balles qui atteignent leurs jambes. Mais ils arrivent encore à s'enfuir. Entre janvier et mars, rejoints par Raymond Hamilton, Bonnie et Clyde attaquent plusieurs banques. Le 1 er avril 1934, ils tuent deux jeunes policiers qui pensaient qu'ils avaient besoin d'aide, à Grapevine, au Texas. Cinq jours plus tard, près de Commerce, dans l'Oklahoma, ils exécutent un autre représentant de l'ordre. C'est la dernière salve. La fuite devient désespérée. La police harcèle leurs proches. Et puis, le 23 mai 1934, près de leur cachette à Black Lake, en Louisiane, ils tombent dans un piège monté par la police. Et meurent enlacés, criblés de balles. Une légende est née. Plus de trente ans plus tard, en 1968, un an après la sortie du fameux film d'Arthur Penn, avec Faye Dunaway et Warren Beatty, Serge Gainsbourg, inspiré par la romance-errance de ces deux parias passionnés, écrit dans sa chanson Bonnie and Clyde : « De toute façon/Ils ne pouvaient plus s'en sortir/La seule solution/C'était mourir/Mais plus d'un les a suivis en enfer quand sont morts Barrow et Bonnie Parker ».


Nestor Pirotte, le faux aristocrate


Laurence de Charette
Le Figaro 15/08/2008


Fils d'un garde-chasse de châtelain, Nestor Pirotte fera siens les codes de la riche aristocratie qu'il fréquente enfant. Adulte, il s'emploie à obtenir cette opulence qui le fascine. S'attribuant des origines nobles, il se fait voleur avant de devenir tueur en série. Condamné à mort en 1955, interné psychiatrique, élargi, récidiviste puis évadé, il retourne en prison en 1981 après un ultime meurtre. À sa mort, en 2000, ce criminel honni par tout un pays sera enterré dans l'anonymat.
Fils d'un garde-chasse de châtelain, Nestor Pirotte fera siens les codes de la riche aristocratie qu'il fréquente enfant. Adulte, il s'emploie à obtenir cette opulence qui le fascine. S'attribuant des origines nobles, il se fait voleur avant de devenir tueur en série. Condamné à mort en 1955, interné psychiatrique, élargi, récidiviste puis évadé, il retourne en prison en 1981 après un ultime meurtre. À sa mort, en 2000, ce criminel honni par tout un pays sera enterré dans l'anonymat. Crédits photo : AFP

Ennemis publics (17/18) - Nestor Pirotte a été le premier tueur en série belge. Son parcours, jalonné de sept meurtres, illustre la faillite d'un système judiciaire trop permissif. Hâbleur et incroyablement persuasif, le bandit qui veut se croire membre de la noblesse tue à chaque fois qu'il est libéré de prison.

Une vague croix de bois plantée au-dessus d'un petit tas de terre : pas de stèle, pas un nom, rien, sinon quelques cailloux. La tombe de Nestor Pirotte, au cimetière de Ham-sur-Heure, est anonyme. Les membres de sa famille, mortifiés de honte, ont tous quitté la région. Ses crimes ont donné la chair de poule à toute la Belgique pendant de longues années. Nestor Pirotte, premier tueur en série qu'a connu le plat pays, figure criminelle honnie, que seul le pédophile Marc Dutroux a supplanté dans la mémoire collective belge, a mis cruellement à nu les failles du système judiciaire.

L'incroyable force de Nestor Pirotte, c'est avant tout sa verve et son imagination. Fils de bûcheron, Nestor parle comme un livre. Son vocabulaire et sa tenue sont ceux de la haute société. Il en jouera jusqu'à la fin de ses jours. Même après quarante ans d'emprisonnement, sa superbe frappe encore ceux qui le rencontrent.

Quand Nestor Pirotte vient au monde, en 1933, son père, Léon, est garde-chasse, comme son propre père. Comme lui, il occupe la maison du «portier» à l'entrée du vaste domaine du château de Beau Chêne. Nestor est le deuxième enfant de la famille. Il sera le seul garçon. Autant le paternel est fruste, autant sa mère, couturière, est connue dans le pays pour sa beauté. Florence Delvaux porte d'élégantes robes de sa confection et adule son fils unique qui, très tôt, se vante d'être l'enfant du châtelain voisin. Sa mère ne dément pas.

Les trois psychiatres qui l'expertiseront, après son septième crime de sang, écriront dans son dossier, archivé à Nivelles, que Nestor Pirotte «ne peut s'identifier à ce père besogneux» et «ne peut échapper au désir de sa mère (…) qui a transféré sa propre insatisfaction sur son enfant».

Bâtard ou non, le petit Nestor joue dans les bois avec les enfants du château et intègre les codes de la noblesse belge. En même temps, grandit en lui une insatiable soif de reconnaissance, de puissance et d'argent.

Ses premières débauches datent du service militaire. Le jeune homme se met à boire et séduit ses premières conquêtes avec son baratin sur ses prétendues origines aristocratiques.

C'est là que la mécanique s'enclenche. Nestor Pirotte ne se contente pas de quelques vantardises, il veut le standing qui sied au monde qu'il s'est inventé. Pour acquérir sa première Vespa, qui lui permettra d'écumer dignement les bals de la région, il fait les poches de ses camarades, détourne la caisse du mess.

Première condamnation : trois mois de prison avec sursis. Il a 20 ans.

Sa carrière de criminel n'en est alors qu'à ses balbutiements.

Il va très vite lui donner un grand coup d'accélérateur.

Le scénario de son premier assassinat reste toutefois extrêmement sommaire. La nuit du 20 au 21 avril 1954, muni d'une barre de fer, le jeune homme avide d'argent se poste derrière l'étable de l'une de ses grands-tantes, dont il vient d'apprendre qu'elle a vendu ses bêtes. Dès que la fermière apparaît, il lui fracasse la tête. Mais il a beau fouiller toute la maison, il ne met pas la main sur le magot. En bonne fermière, Celina Debonny avait déjà acheté un nouveau cheptel. 642 francs belges (environs 15 euros), ramassés sur la cheminée, c'est là la maigre recette de ce premier crime barbare.

Le lendemain, les voisins buttent sur le corps de la fermière étalé dans un bain de sang, la tête en bouillie. Les poules picorent des bouts de cervelle éparpillés au sol.

Nestor Pirotte le savait pourtant bien : le garde champêtre l'avait surpris, plusieurs jours auparavant, épiant depuis les fourrés les faits et gestes de sa tante. L'homme l'avait même prévenu : «Nestor, on t'accusera si quelques méfaits se produisent dans la région…»

Pirotte a 21 ans lorsqu'il est arrêté.

Dans la salle de la cour militaire, où il est jugé, son père s'effondre, en larmes. Florence Delvaux, sa mère, reste «froide et hautaine», racontera plus tard le garde de Septon, ajoutant : «Elle était habillée comme une duchesse se rendant à une soirée de gala.»

Nestor Pirotte est condamné en octobre 1955 à la peine de mort, qui existe alors encore dans les textes belges, mais est systématiquement transformée en prison à perpétuité.

Il décide alors de se faire passer pour malade mental. Il se vante de pratiques sexuelles déviantes, avale des barbituriques. En vain : le psychiatre décèle chez lui la manipulation. Mais son comportement névrotique, ses crises d'hystérie à répétition finissent par s'avérer payants : en 1957, il est transféré dans un établissement de soins psychiatriques spécialisé, baptisé en Belgique «établissement de défense sociale».

Bâti à Tournai, près de la frontière française, cet hôpital pour malades dangereux, Les Marronniers, est aujourd'hui encore régulièrement visité par les parlementaires ou magistrats français qui étudient le projet de «centre de rétention de sûreté» actuellement en cours de construction à Fresnes.

C'est à ce moment que la personnalité de Nestor Pirotte prend tout son essor. Comédien, affabulateur, Pirotte est un conteur hors pair. Il hypnotise pour ainsi dire ses interlocuteurs, qui boivent littéralement ses paroles. «Imaginez, raconte Christian Baeyens, magistrat qui a suivi son parcours, qu'il est même parvenu à mystifier un directeur de prison, qui est pourtant censé connaître ce genre de personnage…»

À force de persuasion, Nestor Pirotte obtient une libération conditionnelle, après quatorze ans d'enfermement.

Las. Ses démons le mènent directement vers la récidive. Libre, Nestor Pirotte se veut riche. D'ailleurs, il n'est plus Nestor Pirotte : il est un grand aristocrate baptisé comte de Meeûs, de Larivoisière, de Leidekerque…

C'est le comte de Ribeaucourt qui prend rendez-vous, le 14 mai 1968, avec le patron de l'agence de la banque BBL à Genval, au prétexte de négocier discrètement un prêt important. Il tire à bout portant avant de s'enfuir, cette fois, avec un beau butin.

Il n'a eu que le temps de s'offrir une luxueuse montre en or avant d'être arrêté et écroué, quelques jours plus tard.

Mais onze ans plus tard, il obtient encore une libération conditionnelle. Il a miraculeusement convaincu l'administration…

Il investit immédiatement dans une voiture de luxe, se lance dans de multiples commerces douteux, séduit les filles qu'il abreuve de ses mensonges habituels. Quelques mois plus tard, ses finances sont à sec. Il acquiert un calibre 38 et invente une histoire de lingots d'or, avec laquelle il appâte un couple de sa connaissance. Contre 3 millions de francs belges, il aurait abattu froidement les candidats à l'achat de cet or imaginaire, son ancienne maîtresse y compris, ainsi que leur jeune émissaire. Ce soir-là, même le chien a été a été liquidé.

Tous les témoins étant morts, la justice estime les charges insuffisantes pour une condamnation. Toutefois, le parquet décide de révoquer sa conditionnelle… et Nestor Pirotte est de nouveau interné.

Mais il connaît les lieux : une simple corde lancée par-dessus le mur une nuit d'août 1981 suffit à lui rendre la liberté. «Comme ce cousin m'a toujours ressemblé !», fait-il mine de s'exclamer devant sa logeuse lorsque son portrait est diffusé à la télévision. Naïvement, celle-ci l'aide à teindre ses cheveux en roux et à se faire une permanente «crollée» (bouclée, selon une expression belge).

C'est donc un rouquin noble, forcément qui va opérer une dernière fois. Il s'appelle le comte de Meeûs d'Argenteuil, veut vendre le mobilier de son château pour aider sa vieille mère malade. Comme toujours, son bagout et son apparence séduisent un antiquaire, qui prendra le risque insensé de le suivre à travers bois, sur le chemin d'un hypothétique château. L'antiquaire n'a toutefois pas emmené avec lui la somme promise. Furieux, Pirotte l'abat d'une balle dans la poitrine.

Dans la police belge, on commence à connaître ses méthodes. Il est identifié et arrêté. «Jamais il n'a avoué aucun de ses crimes, raconte le commissaire Noël qui a participé à son interpellation. Son imagination n'a pas de bornes.»

Une fois encore, les experts concluent à la maladie mentale. Mais la justice décide là de passer outre. Pour la deuxième fois, il est condamné à perpétuité. Malgré plusieurs tentatives d'évasion, il est mort le 29 juillet 2000, sous les verrous. Il n'a alors reçu aucune visite de sa famille depuis 1980. Le jour de son enterrement, seule une femme de Somme-Leuze, qu'il avait connue dans sa jeunesse, suivait son cercueil.


Barbe Noire, le diable fumant

Véziane de Vezins
Le Figaro 14/08/2008


Au début du XVIIIe siècle, Barbe Noire, chapeau garni de brandons fumigènes, écuma les Caraïbes à la tête de quatre vaisseaux pirates. Le capitaine Maynard, de la Royal Navy, dut lui tirer une balle entreles deux yeux pour qu'il rende enfin grâce, avant que sa tête (ici reproduite pour un musée américain) ne soit accrochée en figure de proue du Perle, le bâtiment à bord duquel le légendaire flibustier succomba.
Au début du XVIIIe siècle, Barbe Noire, chapeau garni de brandons fumigènes, écuma les Caraïbes à la tête de quatre vaisseaux pirates. Le capitaine Maynard, de la Royal Navy, dut lui tirer une balle entreles deux yeux pour qu'il rende enfin grâce, avant que sa tête (ici reproduite pour un musée américain) ne soit accrochée en figure de proue du Perle, le bâtiment à bord duquel le légendaire flibustier succomba. Crédits photo : ASSOCIATED PRESS

ENNEMIS PUBLICS (16/18) - Edward Teach, le plus redoutable pirate de la mer Caraïbe, d'origine anglaise, sema la terreur et la désolation durant deux courtes années avant d'être mis en pièces par la Navy. Mais il restera de lui un souvenir cuisant et une légende.

Le boucan grésille sur le feu de bois vert. S'en élèvent des tourbillons de fumée aux parfums de viande et de poisson qui font tourner la tête des filles à califourchon sur les cuisses dures de deux mille tristes sires de la pire espèce. Des tortues, des oiseaux de mer rôtissent à côté de quartiers de chevreau séchés et frottés d'épices précieuses. Un salmigondis de canard aux oignons, choux, raisins et olives mijote dans un fumet rare. Et, bien évidemment, la bière et le rhum coulent à flots sur des gémissements de violons et des salves prétendument à la gloire du roi George. Même s'il y a longtemps que le souverain anglais a mis à prix les têtes de ces forbans. Scène coutumière sur l'île de la Nouvelle Providence hantée par ce diable de Edward Teach depuis 1716.

Ce dernier adore les mondanités et n'hésite pas à inviter à ces orgies raffinées ses concurrents flanqués de leurs sbires. Ces Bahamas, quelle aubaine ! Mais pas seulement. Les côtes de la Caroline sont tout aussi juteuses. D'ailleurs, c'est là que le plus fameux pirate anglais, redouté dans toute la Caraïbe, les Antilles et l'Inde occidentale, a établi son quartier général. À Ocracoke, un îlet où il a pris demeure et d'où il rayonne avec son armada de trois cents hommes toujours prêts à fondre sur tout ce qui arbore pavillon.

Mais cette fois-ci, Barbe Noire, comme on n'a pas tardé à appeler ce Teach aux yeux globuleux, à la barbe de fleuve et au chapeau garni de brandons fumigènes, Barbe Noire n'est pas content. Ses hommes ont poussé le bouchon un peu loin. Il écrit : «Aujourd'hui tout le rhum a été bu. Notre compagnie est peu sobre. Les scélérats complotent. Ai fait une prise avec une grande quantité de liqueur à bord.» (1) Les beuveries futures sont sauves. On ne s'attache pas les mouches du coche avec du vinaigre. Ni la pire bande de rufians avec de l'eau claire.

Comment cet enfant de Bristol, plutôt bien né en 1680 sous le vrai nom d'Edward Drummond, en est-il arrivé à devenir le pire cauchemar des goélettes ? Bien éduqué, rompu à la chose sportive - ses larges épaules et sa haute taille ne passent pas inaperçues -, il s'engage de 1702 à 1713, durant la guerre de succession d'Espagne, sur un bâtiment corsaire anglais au service de la reine Anne. Malgré sa bravoure dans l'abordage des navires français, le jeune navigateur n'est pas reconnu à sa juste valeur. Aucun avancement. Pendant que les vedettes de la flibuste organisée, Woodes Rogers, Benjamin Hornigold, Thomas Burgess, Charles Vane, font ployer tout le gratin des mers.

Un jour, Teach fait connaissance du fameux capitaine pirate Hornigold, justement, qui lui confie le commandement d'un sloop. Puisqu'il excelle dans l'abordage du Français, il continue, Hornigold à ses côtés. Ce dernier lui octroie, pour ses bons et loyaux services, un navire «froggy» dénommé Le Concorde et bien vite rebaptisé La Revanche de la Reine Anne. Avec ce bâtiment de quarante canons, il tire sa révérence à son mentor et cingle vers des aventures plus particulières.

Une prise en amenant une autre, il se retrouve à la tête de quatre vaisseaux et écume chaque récif des Caraïbes. Bientôt, sa face de crapaud ébaubi, sa barbe crasseuse - il se vantait de ne jamais se laver, les remugles faisant foi -, ses tresses tissées de rubans et son chapeau hanté de deux mèches de souffre fumant qui lui font une auréole des enfers seront la bête noire des capitaines. Ses pillages sont légion. Des fables courent sur le trésor qu'il aurait accumulé : diamants, rubis, grenats, émeraudes et vaisselle d'or. Comme on ne prête qu'aux riches, on dit qu'il a eu quatorze femmes. Parfaitement, quatorze ! La dernière n'avait que seize ans. On raconte qu'il coupa la main du prétendant d'une des donzelles convoitées parce qu'elle lui avait offert la bague dont le pirate lui avait fait présent. La ribaude reçut la main de son soupirant, ornée de l'anneau dans un paquet cadeau. Bref, en moins de deux ans, Edward Teach est devenu l'ennemi public numéro un entre Caroline et Caraïbes.

Revenons à nos petits soucis d'intendance. Barbe Noire traite mal ses hommes certes. De temps à autre, il tire dans le tas, tuant au hasard, histoire de montrer qui est le chef. Mais, quand il faut ce qu'il faut, il n'hésite pas à prendre un enfant comme otage pour obtenir un ravitaillement de médicaments. Donc, avec la dernière prise, les beuveries sont sauves. Mais pas les planteurs de Caroline du Nord ni les pêcheurs, ses anciens amis qui n'en peuvent mais, rançonnés et mis à sac avec la bienveillante complicité du gouverneur de l'État, Charles Eden, le mal nommé. Lequel bénit cet enfer en palpant, outre des impôts exorbitants, les généreux pots-de-vin du pirate qu'il a pris sous sa protection. Il est de bon ton de considérer Edward Teach comme un notable. Et surtout plus prudent. Sa folie meurtrière est son gage d'impunité. Le souvenir du blocus de Charleston est trop cuisant.

Les plaignants se tournent donc vers le gouverneur de Virginie. Cet Alexander Spotswood, pas mieux servi par une administration totalement pourrie, est lui aussi furibond d'avoir vu piller plus de vingt navires de sa colonie par cet ogre des flots. Or, un cadeau du Ciel se présente. Il s'appelle le capitaine Maynard, commandant pur et dur qui arme aussitôt à Ricquetain, au bord de la James River, ses deux plus beaux vaisseaux, la Perle et la Lime. Le 17 novembre 1718, ce sauveur prend la tête de l'expédition punitive. On allait voir ce qu'on allait voir…

Et on a vu. Maynard remonte la rivière en signifiant à tout navire l'interdiction de prévenir le pirate de son arrivée. Le combat entre le bien et le mal peut commencer. Mais un secrétaire véreux de Spotswood a réussi à faire parvenir un message à Barbe Noire. Si bien que ce dernier fait brutalement volte-face et se met à tirer.

Les cadavres pleuvent sur le pont de la Perle, mais le vaisseau résiste.

À tout hasard, le bandit fait hisser son pavillon, un squelette qui brandit un sablier d'une main et de l'autre pointe une lance vers un cœur rouge. Il écarquille les yeux qu'il a déjà exorbités, se les frotte et se rend à l'évidence : cette fois-ci, il a affaire à la Royal Navy et non à un simulacre d'attaque à la petite semaine.

Face à lui, des centaines de soldats hermétiques à la corruption. Il fait préparer un nouveau contingent de grenades dont il a le secret : «Bouteilles remplies de poudre, de morceaux de fer, de plomb et d'autres ingrédients». (2) Et vlan ! Sur le pont de la «Perle».

Puis c'est le corps-à-corps. Le duel des deux capitaines au pistolet. Maynard touche Teach à l'abdomen, mais le blessé semble ne pas même s'en être aperçu. Quand le capitaine anglais voit fondre sur lui un démon nimbé de fumée bleue qui roule des yeux fous, il se dit que cette créature doit être immortelle. D'ailleurs, lui-même est blessé. Il croit sa fin arriver, quand l'un de ses hommes se jette sur le forban et l'égorge proprement. Le monstre se retrouve à genoux, mais continue de ferrailler.

Maynard vise entre les deux yeux et, cette fois, Barbe Noire s'écroule. Les mèches de chanvre et de salpêtre sur sa tête brûlent toujours. Une voix hurle, à l'intention d'un matelot : «Coupe-lui la tête ! Coupe-lui la tête !» Mais du prétendu cadavre sort un râle : «Foutaise de merde !» Le matelot fait un saut en arrière : «Il bouge encore !» Un siècle et demi plus tard, un dénommé Raspoutine eut, lui aussi, la vie si bien scellée au corps qu'on le crut acoquiné avec Belzébuth.

Bref, c'est son second, Israël Hands, qui finira par le décapiter. Pour obtenir grâce, il faut ce qu'il faut. Pour solde de tout compte, on accrochera la tête de Barbe Noire en figure de proue du bâtiment de la Navy. Oui, mais le corps du pirate, expédié par-dessus bord, se met à surnager et à décrire des ronds dans l'eau. Puis il suit l'étrave. Comme pour narguer ses vainqueurs.

On comptera sur sa dépouille vingt-cinq blessures, dont cinq par balles.

(1 et 2) «Chasseurs de Trésors» d'Olivier Et Patrick Poivre d'Arvor, Ed. Place des Victoires.

Bruno Sulak, l'aventurier perdu


Étienne de Montety
Le Figaro 13/08/2008


Élégant, charmeur, Bruno Sulak fut notamment surnommé l'«Arséne Lupin des bijouteries». Braqueur mettant un point d'honneur à ne jamais user de violence, cet ancien légionnaire fut condamné à neuf ans de prison par la cour d'assises du Tarn. Son complice, «le Yougo», perdra la vie en essayant de le faire évader par hélicoptère, avant que Bruno Sulak ne décède à son tour après une chute mortelle, lors d'une nouvelle tentative de se faire la belle.
Élégant, charmeur, Bruno Sulak fut notamment surnommé l'«Arséne Lupin des bijouteries». Braqueur mettant un point d'honneur à ne jamais user de violence, cet ancien légionnaire fut condamné à neuf ans de prison par la cour d'assises du Tarn. Son complice, «le Yougo», perdra la vie en essayant de le faire évader par hélicoptère, avant que Bruno Sulak ne décède à son tour après une chute mortelle, lors d'une nouvelle tentative de se faire la belle. Crédits photo : AFP

ENNEMIS PUBLICS (15/18) - Épris d'action et d'aventure, refusant le recours à la violence, l'ancien légionnaire, reconverti en braqueur au début des années 1980, rêvait d'un destin de voyou au grand cœur.

» VIDÉO INA - Le hold-up de la bijouterie Cartier à Cannes, en août 1983

» VIDÉO INA - Le procès de Bruno Sulak, en mars 1984

» VIDÉO INA - Sa tentative d'évasion fatale en mars 1985

» VIDÉO INA - Ses complices au sein de la prison identifiés

» VIDÉO INA - L'annonce de la mort de Bruno Sulak

Ce jour-là, le téléphone sonne dans le bureau du commissaire Moréas, à l'Office central de la répression du banditisme : «Moréas, tu me reconnais ?»

Cette voix enjouée, affectée d'un léger bégaiement, pas de doute : c'est Sulak.

Le patron de l'Office central de la répression du banditisme n'en revient pas : l'homme le plus recherché de France se paie le joli culot de lui téléphoner.

Bruno Sulak n'est pas un client ordinaire. Il est ce que les flics nomment «un beau mec» : de l'envergure, du bagout, du panache. Dès sa première arrestation, l'homme a impressionné Georges Moréas. Mieux, il l'a séduit : arrêté pour hold-up, il fait belle figure. Les juges d'instruction à ses basques ne l'intimident pas. Devant le commissaire, il est disert, négociant le sort de sa compagne, argumentant, se justifiant. Il parle de tout avec aisance, de politique, de sport, de voyages. Plus proche d'Albert Spaggiari que de Jacques Mesrine, il n'a jamais manqué à son serment de respecter les règles de l'honneur cet honneur fût-il celui des voyous : les braquages oui, mais jamais de sang, jamais de violence.

Six mois plus tard, en juillet 1982, Sulak se fait la belle : un juge de Montpellier sollicite son transfert pour une minable histoire de chèque sans provision. Dans le train qui le ramène à Lyon, des hommes surgissent, neutralisent les gendarmes qui l'escortent et voici Sulak qui disparaît dans la foule en pleine gare de Nîmes, menottes aux mains. Sa légende est en route.

À moins de 30 ans, Bruno Sulak est déjà riche d'un beau curriculum vitae : plusieurs casses et des millions de francs en poche.

Depuis son plus jeune âge, il ne tient pas en place. Gamin de Marseille, élevé face à la mer, il s'est engagé à 20 ans dans la Légion étrangère. Beau geste, mais surtout respect d'une tradition familiale. Son père est un ancien Képi blanc, ayant servi en Indochine d'où il est revenu avec un bras en moins et quelques décorations en plus.

À Calvi, où il sert dans les parachutistes, Sulak est le légionnaire Bernard Suchon. En 1978, il déserte. Pas de chance, au même moment son régiment est engagé dans l'opération «Léopard» à Kolwezi, au Zaïre. Il manque une occasion unique de se couvrir de gloire. Tant pis, il acquerra une autre gloire, en faisant les gros titres d'une autre rubrique que la rubrique militaire : celle des faits divers. Pour le Milieu, comme il y a le Mexicain ou le Corse, il va devenir le «Légionnaire». Son complice s'appelle Radisa Jovanovic ; lui, c'est le «Yougo».

Dans les mois qui suivent son évasion, les braquages se multiplient : Van Gold à Paris, rue de Caumartin, Cartier avenue Montaigne. Et la même enseigne sur la Croisette. La méthode de Sulak et Jovanovic (alias Steve) est rodée : les employés sont menottés pendant que les malfaiteurs font main basse sur les parures, colliers, et autres bracelets. Ceux-ci prennent soin d'emporter le film de la caméra de surveillance et s'enfuient à pied.

À Cannes, c'est en tenue de tennis, avec à la main un sac de sport d'où dépasse le manche d'une raquette, que Sulak opère. On ne fait pas plus smart.

Sidéré par les deux hold-up dont viennent d'être victimes ses magasins, le PDG de Cartier, Alain-Dominique Perrin, déclare : «Dans l'esprit du public, c'est une mémorisation visuelle du nom Cartier comme aucune campagne ne pourrait la créer.»

Le commissaire Moréas reçoit d'autres coups de téléphone : «C'est Bruno.» Un «Bruno» qui cherche à s'expliquer, commente son coup de la veille, exprime ses doutes. Il propose même au policier de le rencontrer, à la loyale : «Tu me donnes ta parole, tu viendras seul sans armes et ça se passera bien.» Moréas hésite, accepte. La tentation est la plus forte. Mais la rencontre ne se fera pas. Le voyou et le flic sont devenus les meilleurs ennemis du monde.

Sa réputation enfle. La presse, jamais avare de qualificatifs, le surnomme l'«Arsène Lupin des bijouteries», «le champion de la cambriole». L'opinion publique aime le bandit, qui n'a pas de sang sur les mains. Il est élégant, charmeur, il aime le risque.

Le jour où il braque Van Gold, le chancelier allemand Kohl est à Paris et c'est au cœur d'un important dispositif de sécurité que le Légionnaire s'offre le luxe d'accomplir son méfait.

On raconte qu'au cours d'un de ses braquages, dans une bijouterie, une jolie femme noire est en train d'essayer une bague. Au moment de quitter les lieux, Sulak la lui glisse galamment au doigt.

Lupin est aussi Robin des bois quand, faut-il l'en croire ?, avisant sur les marches du métro une vieille mendiante, il lui achète un bouquet de violettes et lui tend une liasse de vingt billets de 500 F. Si non e vero.

Son allure sportive, son visage barré d'un sourire d'enfant heureux sont ses meilleurs atouts : il semble séduire tout le monde, même Dame la Chance.

Un jour cependant, au cours d'un braquage à Thionville, l'affaire est à deux doigts de tourner vilain. Sulak est contraint de prendre un otage et menace les policiers avec une grenade dégoupillée.

Trois jours après, il appelle Moréas, ébranlé : «Tu as raison. Je suis un danger pour la société.» Est-ce la peur du casse de trop, celui qui lui ferait rompre son serment d'honneur ? Il se fait oublier en gagnant le Brésil.

Mais la retraite n'est pas son fort. Il retrouve l'Europe au bout de quelques mois. En février 1984, il est arrêté à la frontière espagnole, près d'Hendaye. Sa voiture figure au registre des voitures volées. Il tente de raconter une belle histoire, celle d'un photographe fantasque nommé Savic, fuyant une épouse abusive. Les policiers mettront plusieurs jours à faire le lien entre le jeune escroc des Pyrénées et celui qu'ils recherchent. Alors qu'ils s'apprêtent à le remettre en liberté en échange d'une simple caution, ils s'avisent que les empreintes de Savic sont les mêmes que celles d'un dénommé Sulak.

Le voici en prison, d'abord à Bayonne puis à Gradignan. Avec la ferme intention de se faire la belle. En 1980, à Albi, n'est-il pas parvenu à s'enfuir en sciant les barreaux de sa cellule ? Aucune porte, aucun mur ne paraît en mesure de résister à son charme. De son côté, son ami Jovanovic tente le tout pour le tout. Il imagine de faire évader Sulak de la prison par hélicoptère en obligeant le pilote à se poser dans la cour. Le 11 février 1984, il se présente dans une société de location d'avions. Mais au lieu d'un employé qui lui remettrait les clés de l'hélicoptère qu'il a loué, c'est la police qui l'accueille. Une fusillade éclate et le Yougo est tué. Sur lui, les policiers trouvent un plan de la prison de Gradignan, des faux papiers. L'évasion de Sulak était programmée à la minute près. La baraka, jusqu'ici sa meilleure amie, paraît l'avoir plaqué.

À son procès, il prend neuf ans. En attendant le jugement de toutes les affaires qui devraient lui valoir un bail de longue durée derrière les barreaux, il purge sa peine à Fleury-Mérogis. Il lit des récits de Le Clézio, philosophe, raconte ses aventures dans L'Autre Journal, le magazine anar de Michel Butel. Il écrit : «Je n'ai jamais réussi à décoller de l'enfance, des contes des Mille et Une Nuits, rêves d'enfant, réincarnation de Villon, Cartouche.»

Dans la nuit du 17 au 18 mars 1985, Sulak sort de sa cellule. Tout se passe sans anicroche. Ou presque. Son évasion est découverte. Échappant à ses poursuivants, il saute du deuxième étage du bâtiment. Pour un légionnaire, un saut ordinaire. Mais ce jour-là, l'ancien chuteur fait une chute mortelle. Il expirera quelques jours après, des suites de ses blessures : poussé par quelqu'un ? Gêné dans sa chute ?

Le mystère demeure, alimenté par sa famille et ses admirateurs.

Quelques semaines plus tard, le directeur adjoint de la prison et un gardien sont arrêtés pour complicité. Sulak le séducteur leur avait promis millions et merveilles en échange de talkies-walkies, d'explosifs et de complicités internes. Même en prison, il n'avait pas renoncé à offrir du rêve.

Lucky Luciano, empereur du crime


Irina de Chikoff
Le Figaro 13/08/2008


Arrêté en 1936, Lucky Luciano (au centre, avec les menottes et le cigare) avait su tirer profit de la prohibition pour mener une existence fastueuse et devenir en quelques années le «roi du crime» aux États-Unis (photo ©Rue des Archives/PVDE).
Arrêté en 1936, Lucky Luciano (au centre, avec les menottes et le cigare) avait su tirer profit de la prohibition pour mener une existence fastueuse et devenir en quelques années le «roi du crime» aux États-Unis (photo ©Rue des Archives/PVDE).

ENNEMIS PUBLICS (14/18) - Fils d'immigrés siciliens, le parrain du syndicat du crime va, dans les années 1930, organiser celui-ci comme une entreprise et le porter au sommet de sa puissance.

» VIDÉO INA - Le retour de Lucky Luciano

» VIDÉO INA - Ses funérailles à New York

À la fin de sa vie, Lucky Luciano était devenu bavard. Il ne détestait pas raconter ses innombrables aventures du temps de la prohibition, quand l'argent coulait à flots et qu'il sortait tous les soirs avec une nouvelle conquête à son bras. Il aimait en particulier s'attarder sur son rôle pendant la Seconde Guerre mondiale. De sa prison où il purgeait une peine «inique», il avait collaboré avec les services secrets de la marine américaine.

Ébaubis, visiteurs et journalistes en redemandaient. Un réalisateur, Barnett Glassman, voulait même tourner un film sur l'existence de l'ancien capo di tutti i capi. Lucky n'était pas contre. À condition qu'on lui soumette le scénario. Il y allait de sa réputation, de son prestige, de son honneur même ! Lucky en était jaloux.

Sa vocation lui fut révélée très jeune. Il n'avait que 9 ans, lorsque ses parents, Antonio et Rosalie Lucania, fuyant la misère en Sicile, décidèrent d'émigrer aux États-Unis. Des milliers de compatriotes avaient déjà traversé l'Atlantique. En 1907, la famille s'installa à New York dans un logement de fortune du Lower East Side, un quartier d'immigrants.

Lucky, qui ne s'appelait pas encore le «Chanceux» mais Salvatore, s'est vite adapté à la rue. À 11 ans, il fut arrêté pour vol à l'étalage. Quatre mois de maison de correction ne changèrent rien à ses dispositions. À peine libéré et malgré les roustes de son père, il traîne de nouveau dans la «Petite Italie».

À 14 ans, il se met à racketter des gosses. Contre quelques cents, il leur offre sa protection. En cas de refus, il les bastonne. Un jour, Salvatore tombe sur un gringalet qui ne se laisse pas faire. Meyer Lansky, originaire de Pologne, sait se battre. Ensemble, ils grimperont tous les échelons du crime. Lucky en tête, Meyer à ses côtés. Avec d'autres délinquants, Benny Siegel, Frank Costello, Joe Adonis, ils forment une véritable bande. «Nous étions les meilleurs», aimait à se souvenir Lucky Luciano. Ils suivront des chemins divers pour finir par se rejoindre et prendre la direction du syndicat du crime qu'ils organiseront après la guerre des Castellammarese. Elle oppose entre 1930 et 1931 deux parrains de la mafia, Joe Masseria, une brute, et Salvatore Maranzano, qui a fait des études dans sa jeunesse pour devenir prêtre.

À cette époque, Salvatore Lucania a déjà conquis son surnom de Lucky Luciano. Après avoir été porte-flingue de la bande des Five Pointers, il s'est hissé à la tête du gang. Il a su aussi tirer profit de la prohibition en se lançant dans le trafic d'alcool. Il vit dans une suite fastueuse du Waldorf Astoria. On le voit dans les clubs et tous les restaurants à la mode.

La guerre des Castellammarese, du nom d'un village en Italie d'où sont originaires la plupart des protagonistes, va lui offrir l'occasion de prendre le pouvoir. La vieille mafia est à son goût trop chauvine, pas assez structurée. Il songe à la moderniser, la débarrasser de son provincialisme, de ses préjugés, notamment contre les truands juifs, dont Lucky apprécie l'efficacité et le pragmatisme.

Lieutenant de Joe Masseria, Lucky est décidé à le trahir. En échange, il demande à Salvatore Maranzano la place de numéro 2 dans l'empire du crime. L'affaire est conclue. Joe sera assassiné dans son restaurant favori par les amis de Lucky. Peu après, ce dernier fait disparaître aussi Salvatore, qui se méfiait de lui.

À 46 ans, Lucky Luciano règne sur le milieu. Il réunit une conférence du crime à Chicago dont Al Capone sera l'hôte, une autre à New York dans un hôtel de Park Avenue pour annoncer les grandes lignes de son projet de syndicat du crime. Reprenant les idées qu'il a glanées auprès d'un boss, Arnold Rothstein, dit «le Banquier», il entend que les activités illicites se donnent les mêmes structures que les secteurs économiques et industriels américains. Il généralise également le système mafieux des «familles» à l'échelon national. Chaque clan doit exercer une autorité absolue dans sa ville ou sur son territoire. Un conseil syndical sera chargé des contentieux et des assassinats. Pas d'initiative personnelle. Pas de crime gratuit. Une force de frappe commune : la Murder Incorporate, société anonyme pour les meurtres.

Lucky définit encore une autre loi : On se tue entre nous. Les autres, flics, magistrats ou politiciens, on les corrompt. Car Lucky est convaincu que tous les hommes sont achetables. Il suffit d'y mettre le prix.

C'était compter sans Thomas Dewey, jeune avocat ambitieux qui est nommé procureur spécial de New York. Sa mission est de libérer la ville de l'emprise des truands. Il va bientôt s'attaquer à leur capo. Mais Lucky Luciano se croit invincible. Il vit comme un prince. Il festoie. Des acteurs, des chanteurs, des politiciens sont ses convives, ses amis. Il porte des chemises en soie, des costumes taillés sur mesure et des manteaux en cachemire. Au Waldorf Astoria, son appartement a été décoré par un designer de renom.

Thomas Dewey n'est pas impressionné par le faste, la puissance du «roi du crime». Il monte un dossier et, en 1936, Lucky Luciano est arrêté, jugé et condamné à trente ans de détention pour proxénétisme. Incarcéré à Sing Sing, Lucky fut rapidement transféré dans un centre pénitentiaire moins rigoureux où il devint bibliothécaire, tandis que le syndicat du crime est dirigé en son nom par un triumvirat de fidèles : Frank Costello, Meyer Lansky et Joe Adonis. Un seul homme aurait pu l'inquiéter : Vito Genovese, qu'il n'a jamais aimé mais qu'il a toujours utilisé. Mais Vito a pris le large, car il a compris qu'il allait devenir la prochaine cible de Thomas Dewey. Ce dernier ne va relâcher sa lutte contre la mafia que lorsque les États-Unis vont entrer en guerre. Devenu gouverneur de l'État de New York, c'est lui qui, le 3 janvier 1946, annoncera que Lucky Luciano doit être libéré à la condition qu'il quitte aussitôt l'Amérique et passe le reste de ses jours en Sicile. La mesure de clémence est intervenue en raison des services rendus par le capo di tutti i capi à la marine nationale. Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, les agents spéciaux qui traquent les auteurs de multiples sabotages dans le port de New York découvrent que les docks sont contrôlés par la pègre. Luciano sera sollicité par l'entremise de son avocat et acceptera de collaborer. En échange d'une libération anticipée.

Le 8 février 1946, Lucky, qui a passé la fin de la guerre dans une «maison de repos» du système pénitentiaire new-yorkais à Great Meadow, s'embarque à bord du Laura Keene. Avant que le navire n'appareille, ses amis organisent une fête gigantesque. Toute la pègre y assiste. De nombreuses personnalités également. Un an plus tard, les uns et les autres se rendront à La Havane, où Lucky Luciano, rompant avec l'accord tacite de rester en Sicile, s'est installé. Il y convoque tous les capi de la mafia pour une conférence nationale comme il les affectionne. Il y sera question de toutes les activités du milieu mais surtout des nouvelles routes de la drogue depuis l'Asie Mineure vers les États-Unis via l'Europe.

La présence du capo di tutti i capi à Cuba ne peut être ignorée par la brigade fédérale des stupéfiants. Son chef, Harry Anslinger, n'aura de cesse que Luciano soit de nouveau «déporté» vers l'Italie. Il ne pourra plus jamais quitter Naples, où il obtient de vivre. Sur un grand pied. Car la mafia continuera à l'approvisionner en fonds. Régulièrement. Sans jamais faillir. Même lorsqu'il aura «officiellement» perdu son titre de roi du crime.

Dans sa résidence napolitaine, Lucky ne ressemble plus guère au truand qu'il fut. Il dit en riant qu'il a l'air d'un «dentiste à la retraite». Ses cheveux sont poivre et sel. Il porte des lunettes. Il s'amuse avec son chien. Il est surtout tombé amoureux, pour la première fois de sa vie, d'une Milanaise qui n'a rien de commun avec la pègre. Pour elle, il s'est même mis à lire. Mais Igea Lissoni est morte en 1958. Un cancer l'a emportée. Lucky ne s'en est jamais consolé même s'il vit désormais avec une jeunesse. Depuis quelques années, son cœur lui donne du souci. Craint-il la mort, lui qui ne sait pas combien d'hommes il a tués ?

Le 26 janvier 1962, Lucky a mis une chemise de soie, un costume prince-de-galles et jeté un manteau de cachemire sur ses épaules pour se rendre à l'aéroport de Naples. Il doit y accueillir l'assistant de Barnett Glassman qui lui apporte le scénario du film sur sa vie. Dans le hall de Capodichini, le Chanceux vacille. S'effondre. On se précipite. Mais le capo est mort. Trois jours plus tard, une messe de requiem sera dite en l'église de la Sainte-Trinité de Naples. L'inhumation aura lieu au mois de février dans le caveau familial dont Luciano avait fait l'acquisition en 1935 au St. John's Cemetery de Middle Village, à New York.


Émile Buisson, notaire du crime


Bertrand de Saint Vincent
Le Figaro 11/08/2008


La spécialité d'Émile Buisson, dit «Monsieur Émile», est l'attaque de convoyeurs de fonds. Des attaques minutées, toujours très violentes. C'est l'inspecteur Roger Borniche qui se met aux trousses de l'insaisissable malfrat.
La spécialité d'Émile Buisson, dit «Monsieur Émile», est l'attaque de convoyeurs de fonds. Des attaques minutées, toujours très violentes. C'est l'inspecteur Roger Borniche qui se met aux trousses de l'insaisissable malfrat.

ENNEMIS PUBLICS (13/18) - La gâchette facile, l'allure anodine, le tueur joue les caïds au lendemain de la Libération et bénéficie de rivalités internes à la police.

Il accède à la notoriété le 3 septembre 1947, après son évasion de l'hôpital psychiatrique de Villejuif. Ce jour-là, le patron de la Sûreté nationale convoque l'un de ses subordonnés, l'inspecteur Borniche, et le somme de retrouver le fugitif ; en grillant, impérativement, la politesse à la concurrence honnie, à savoir le Quai des Orfèvres.

C'est la guerre, des ego, des polices, des malfrats, des indics. Roger Borniche consulte le dossier de l'intéressé : Émile Buisson, dit «Monsieur Émile», a 45 ans. Petit, les yeux et les cheveux très noirs, il a une spécialité : l'attaque de convoyeurs de fonds. Après s'être fait la main en Chine où il a suivi son frère, le Nus, en cavale dans les bas-fonds de Shanghaï, son premier fait d'arme remonte à décembre 1937. Avec deux complices, il vole la sacoche de trois convoyeurs du Crédit lyonnais. Il en commettra bien d'autres, toujours minutés, toujours violents.

Arrêté une première fois en 1940, Buisson met à profit les bombardements allemands pour fausser compagnie à ses gardiens. On le retrouve quelques mois plus tard lorsque deux encaisseurs du Crédit industriel et commercial, qui transportent de l'argent dans une poussette, sont victimes d'un hold-up. L'un des deux hommes est froidement abattu. Interpellé par la Gestapo, qui le livre à la police française, interné à la prison de Troyes, Buisson tente de s'en évader en égorgeant son surveillant avant d'être condamné, le 13 mai 1943, à la perpétuité. Enfermé à Clairvaux, puis à la Santé, il feint la démence jusqu'à son transfert à Villejuif d'où, avec l'aide du Nus, toujours solidaire, il s'évade avec un autre détenu, René Girier, dit «René la Canne».

Un solide pedigree. Les flics le prennent en chasse. Six jours plus tard, Monsieur Émile donne de ses nouvelles : avec quatre complices, il braque la clientèle de l'un des restaurants les plus huppés des environs de la place de l'Étoile, l'Auberge d'Arbois. Dans leur fuite, la Traction des truands heurte un barrage de police. Buisson vide son P. 38 sur un motard, veut en achever un autre à coup de mitraillette, mais, par chance pour ce dernier, oublie d'armer sa Sten. En centrale, il a perdu la main. À l'aube, les malfaiteurs fêtent leur coup dans un bar de Montmartre. En étalant le butin, Buisson s'aperçoit qu'une bague a disparu. Il soupçonne Henri Russac de l'avoir empoché. Quelques jours plus tard, ce dernier est retrouvé dans un bois. Il a une balle dans la nuque. Borniche suit le tueur à la trace. Il n'est pas le seul. La criminelle le localise : 57, rue Bichat. «Police, ouvrez !» Des policiers armés frappent à la porte. Le Nus et un autre de ses complices, Roger Dekker, sont arrêtés. Émile s'enfuit par la fenêtre, gagne les toits, disparaît.

Sa bande dissoute, il reconstitue une équipe. Le 10 mai 1948, deux employés de la Sécurité sociale de Draveil sont délestés des 70 000 francs qu'ils viennent de retirer d'un bureau de poste. Le chef de bande est décrit comme un petit type hargneux. Quelques jours plus tard, effectuant une descente dans un pavillon de banlieue, deux officiers de police échangent des coups de feu avec deux malfaiteurs qui s'enfuient, ignorant qu'il s'agit de Buisson et de son nouvel acolyte, Francis Caillaud, un Breton à la réputation de dur, évadé de Fresnes.

Dans la foulée, le fugitif dîne à la Rôtisserie périgourdine, en face du Quai des Orfèvres, puis se rend au Palais des sports pour assister à un match de boxe.

Le ministre de l'Intérieur fulmine, Buisson continue à frapper. Deux bijoutiers sont braqués à Boulogne ; un Corse, Désiré Polledri, à qui Monsieur Émile reproche d'avoir voulu le doubler, est retrouvé la langue arrachée, une balle dans la nuque, passage Landrieu.

Buisson élimine, et pas seulement les kilos. Il retrouve René la Canne, récemment évadé de prison ; le duo projette une action d'envergure : l'attaque d'un fourgon du Crédit lyonnais. Mais jugée trop hasardeuse, celle-ci est rapidement abandonnée.

La bande s'agite ; l'inspecteur Borniche aussi. Le 12 juillet 1949, il prend une chambre avec sa compagne à l'Auberge des Oiseaux, sur les bords de la Marne. Son voisin de chambre n'est autre que René Grier.

La guerre des polices continue à faire rage. Pour prendre de vitesse ses collègues, le commissaire Chenevrier lance un vaste coup de filet. Borniche perd son lièvre. Quelques jours plus tard, René la Canne se fait cravater dans sa planque de Montfermeil.

Œil pour œil, dent pour dent. Buisson, toujours insaisissable, aligne les agressions à main armée : vol de la paie des employés d'un garage municipal à Boulogne-Billancourt ; d'un caissier de la Sécurité sociale à Neuilly-Plaisance ; d'un buraliste, boulevard de Courcelles ; d'un agent payeur de la Caisse d'allocations familiales sur la route d'Étampes. Sa réputation n'est plus à faire. On lui propose un nouveau coup : la Banque régionale d'escompte et de dépôt, à Champigny. Borniche romance la scène : «Bougez plus ! Les mains en l'air !» Le directeur de la banque se retourne. «Il aperçoit un petit homme qui braque une arme. Il ne sait pas à qui il a affaire. Avec inconscience, il bouge son bras, essaie de sortir son revolver. Il a juste le temps d'esquisserle geste… Une détonation se répercute avec fracas dans l'impasse. Roger Gourmont sent une brûlure très puissante, très vivace, dans le ventre…»

Quatre briques à partager. Émile se met au vert avec sa petite amie, Yvette. Un couple de notables, dans une auberge de la banlieue parisienne. Le repos ne dure pas. Le 17 février 1950, la bande attaque l'encaisseur de la Compagnie des tramways de Versailles. Ce dernier succombera à une balle dans le foie.

Les «poulets» se cabrent, interrogent à tout-va. Borniche parvient à infiltrer un indic dans la cellule de Francis Caillaux, à la Santé : «29 mai 1950, écrit-il, surexcité, Matthieu a le contact avec Buisson.» Monsieur Émile a besoin d'argent, d'une planque, d'un flingue, d'une voiture. On les lui procure. Avec la bénédiction de la police, l'ennemi public numéro un trouve refuge à l'Auberge de la Mère Odue, près d'Évreux. Il occupe une chambre au rez-de-chaussée, avec vue sur un troupeau de vaches.

Samedi 10 juin, vers onze heures du matin, accompagné d'un subordonné et de sa compagne, Marlyse, l'inspecteur Borniche monte dans la Delahaye d'un ami avocat et prend l'autoroute de l'Ouest. L'aiguille oscille autour des 160. Arrivé à Claville, il s'arrête à la pompe à essence, juste en face de l'Auberge de la Mère Odue. Un homme sort de l'auberge. Petit, le regard noir. Il tourne les talons.

Il est midi vingt : «Peut-on déjeuner chez vous Madame ?» Le trio s'installe à une table en salle. Commande un pastis. Buisson est invisible. Les hors-d'œuvre arrivent. Le tueur aussi. Il s'assied en cuisine avec le patron. À son habitude, Borniche ne porte pas d'arme. Il grignote son lapin. «Qu'est-ce qu'on fout ?», s'inquiète à voix basse son collègue. «J'en sais rien.»

Soudain, Borniche se lève, s'approche de la cuisine. Buisson le suit du regard. Sa main serre un couteau. L'inspecteur sent son cœur qui s'emballe, ses forces qui l'abandonnent : «Je voudrais téléphoner à Deauville», lance-t-il à la patronne. Il demande le 432. Elle compose le numéro, on lui rétorque qu'il n'existe pas. Borniche s'indigne : «Comment, c'est celui de ma clinique !» La communication est enfin établie. Le policier se fait passer pour un médecin.

À l'autre bout du fil, une voix excédée lui répond qu'il est au cimetière. Borniche raccroche, Buisson lui tourne le dos. Il bondit sur lui. Le ceinture. Le soulève : «Tu es fait, Émile.» L'autre se débat. Marlyse surgit avec les menottes. C'est fini.

Buisson retrouve son calme : «Buvez un coup, dit-il à son vainqueur, ça vous remontera.»

L'arrestation est dévoilée à la presse le lundi suivant. Pour se venger de ses collègues, le supérieur de Borniche, promu divisionnaire, annonce qu'elle a eu lieu Aux Trois Obus, un café de la porte de Saint-Cloud, sur le territoire de la Préfecture de police.

À l'issue des interrogatoires, Buisson avoue tout, sauf les crimes. Il n'évitera pas pour autant la peine capitale. Le 28 février 1956, à six heures du matin, il se tourne vers son bourreau : «Je suis prêt.» Il perd la tête.

À lire : «Flic Story», de Roger Borniche, (Livre de poche)

Cartouche, chef de bande

Delphine de Mallevoüe
Le Figaro 11/08/2008

ENNEMIS PUBLICS (12/18) - À la tête d'une armée de 2 000 hommes, spécialisé dans l'attaque de diligences, le brigand le plus recherché de France fait trembler le royaume au début du XVIIIe siècle.

Le cadavre d'un ennemi sent toujours bon. Comme Vitellius, à qui l'on doit cette cruauté célèbre, le Régent sourit devant la dépouille suppliciée de Louis Dominique Cartouche.

À trophée d'exception, pavois d'honneur : le corps est exhibé à la canaille pendant quatre longs jours. Les curieux sont si nombreux que l'on paie pour venir le voir. Ce n'est pas tous les jours qu'on tutoie l'ennemi public n°1 du royaume, ce vaurien de tripots qui ridiculise le pouvoir en détroussant les riches et en tenant la maréchaussée en échec depuis plus de quatre ans.

Lors de son arrestation déjà, ce matin du 14 octobre 1721, le Tout-Paris élégant se presse devant sa geôle, au Châtelet. Philippe d'Orléans en personne lui rend visite. Même le théâtre s'en mêle : les Comédiens-Français viennent l'observer afin de le représenter le plus fidèlement possible. Ils ont peu de temps pour saisir les postures et les contours de ce personnage à qui les longs cheveux bruns, le visage fin, les grands yeux noirs et la petite taille ont valu le surnom de «l'Enfant». Dans quelques semaines, le 28 novembre, ses traits se seront effacés sous les stigmates de la souffrance.

Place de Grève, entouré de 200 archers, le brigand le plus recherché de France sera jugé et roué vif devant une foule convulsée. Il pleut. Le Ciel l'a abandonné jusque dans ses civilités. Le gratin de la cour applaudit, la croûte des rues pleure son héros, martyr du pouvoir devenu symbole de l'oppression du peuple.

Cartouche subit le supplice des brodequins. Dans ses jambes, le bourreau enfonce huit coins de fer qui broient ses chairs. Après avoir rompu ses membres avec une masse de fer, il place son corps ensanglanté sur une roue fixée au sommet d'un poteau. 28 ans. Courte vie face à cette agonie d'une insoutenable éternité.

Rien ne prédestinait Louis Dominique Bourguignon, de son vrai nom, à la rapinerie de haut vol. Il était bien un peu retors, mais pas de quoi faire tourner les sangs de son père, honnête tonnelier du quartier de la Courtille à Paris. Son sort se scelle quand il tombe amoureux. Lieu commun. La belle lui réclame des présents. Plutôt que d'apprendre les rudiments du métier paternel pour satisfaire à ses exigences, il écume Paris et ses faubourgs où il commence à couper quelques bourses. Tabatières, mouchoirs, bonbonnières, boîtes à mouches, gardes d'épée… il subtilise tout ce qu'il peut revendre facilement dans les cabarets. Mais son père met vite le holà à ces agissements : il obtient une lettre de cachet pour le faire interner dans une maison de redressement, d'où il s'enfuit.

Flanqué d'un certain Galichon, il reprend ses larcins et étend son activité aux flacons de vins et d'eau-de-vie, et s'entraîne à l'épée. Las, son complice est arrêté. Il entre alors comme laquais chez monsieur de La Cropte, marquis de Saint Acre et lieutenant général des armées du roi, et devient expert au jeu de cartes. Mais à trop tricher, il a tôt fait d'être congédié. Qu'importe ! Il a beau ne pas savoir lire et écrire, il devient informateur pour le lieutenant de police d'Argenson puis s'improvise recruteur pour l'armée. Un racolage trop étroit pour ses ambitions. Après avoir servi quelque temps, il se met à la tête d'une troupe de bandits, avortons de soldats qui ont formé par ennui le noyau de sa nouvelle bande. Ses frères et sœurs sont de la partie. Ils sont bientôt rejoints par les Tanton, leurs cousins, dont le père, Jacques, dit Châteaufort, est un spécialiste de l'évasion.

Chantages, rackets, coups de main contre les hôtels particuliers, pillages de bijouteries, attaques de diligences… Rien ne les arrête. Pas même le règlement du 26 novembre 1718 qui interdit aux soldats et aux domestiques de baguenauder hors de leurs quartiers la nuit tombée et de sortir armés. Sans vergogne, ils pillent tous les nantis que compte Paris. Nul autre. Cartouche se rêve en bandit d'honneur. Ne prendre qu'aux riches, pour venger tous les pauvres. C'est ainsi qu'il sauve du suicide un marchand ruiné en payant ses créanciers… qu'il fait ensuite agresser et délester de leur argent fraîchement recouvré. Dommage que cette ardeur romanesque ne soit pas à l'origine de son surnom. Alors que tant d'admirateurs y voient le fruit de ses haut faits, «Cartouche» vient tout bêtement de la prononciation à la française de «Garthauszien», le patronyme allemand de son père originaire de Hambourg.

Qu'importe, autant de zèle ne tarde pas à faire connaître la bande. Et plus le banquet compte de richesses au menu, plus les ripailleurs sont nombreux à vouloir le rejoindre. Ainsi, les «Cartouchiens» seraient pas moins de deux mille. Remarquable de méthode, l'organisation s'inspire de celle de l'armée, avec une discipline et une hiérarchie sévères.

Cartouche possède autant de membres actifs que d'indicateurs. Il crée même un redoutable réseau de receleurs et d'armuriers. Et qui veut se jouer de lui n'a qu'à trembler : le pauvre hère qui a voulu le donner a été injurié devant les autres complices puis égorgé sur son ordre. Pas drôle, le Cartouche. Comme tous les stratèges, que la tyrannie sublime, il est autant craint qu'adulé.

Surtout, le panache avec lequel il provoque les autorités lui attire la sympathie des petites gens, qui trouvent dans cette insolence la vengeance de leur silence contraint. Plus d'un s'est gaussé quand, libéré au petit matin d'une nuit en cellule, il eut le culot de récupérer les objets volés déposés au greffe ! Quelle pantalonnade encore quand, lors du carnaval, ses acolytes entreprirent de bringuebaler sur une charrette des mannequins représentant les forces de l'ordre pour les fouetter à tour de bras !

Mais ce sont les attaques de carrosses entre Versailles et Paris qui sacrent ces rois du brigandage pratique si courante qu'elle vaudra plus tard à cette route l'installation de l'éclairage. Pourtant, le coup de maître reste à venir. La dépression de l'économie française et la spéculation, qui naît en 1720 avec l'émission du papier-monnaie, est une aubaine. La fortune est acquise aux nez creux par le simple jeu de signatures. Rue Qincampoix, sorte de Bourse en plein air, les «Cartouchiens» tirent donc le gros lot :

ils s'emparent d'un million trois cent mille livres d'actions. Riche, respecté, Cartouche est aussi comblé par les femmes. Nul besoin, dans ce domaine, d'entrer par effraction pour dérober leurs cœurs acquis. La lumière de son obscure existence les hypnotise comme des lapins pris dans les phares. Une seule pourtant le retient : Marie Antoinette Néron, complice de toujours, qu'il épouse.

Mais l'étau se resserre. Déjà en septembre 1719, l'arrestation de trois compères, impérieusement sommés de dénoncer leur chef, avait délié les langues. La police et les juges sont sur ses traces. Des provinciaux, qui «travaillent» en liaison avec le bandit, sont eux aussi arrêtés. Plus tard, ses frères sont pris, torturés. Lui-même est arrêté une première fois. Son évasion ne suffit pas à redonner la foi à la bande en déroute. Les trahisons se multiplient. Le 19 juillet 1721, à son de trompe, on demande au peuple de coopérer.

Le 14 octobre, Cartouche est trahi par l'un des siens. Les gens d'armes conduisent le brigand pieds nus au Châtelet, où il est enchaîné dans une cage. Pas question que l'oiseau s'envole. Nier tout, seule chance de s'en sortir. Il n'est pas Cartouche, ne sait ni lire ni écrire, ne reconnaît pas cette femme qu'on lui amène et qu'on lui présente comme sa mère.

Il faut à tout prix gagner du temps. Que le bon Dieu puisse se raviser. Mais la ruse ne dupe personne. Chaque seconde le rapproche du supplice. «Ces vermines vont me saigner, se dit-il, le cœur aux tempes. Gilles, Jacques, Antoine, Henri… où sont-ils, nom de Dieu ? Les bâtards qui avaient fait le serment de venir me libérer… Le Diable les crève, rage-t-il, je ne serai pas seul à m'allonger au cimetière. Oui, je suis Cartouche, s'écrie-t-il, alors que le cliquetis des instruments de mort assourdit son âme, et je suis prêt à vous livrer des noms, beaucoup de noms.» On le reconduit devant les juges. Dix-huit heures durant, on fait défiler ses compagnons devant lui pour qu'il les dénonce, un à un. Pas glorieux pour un bandit d'honneur. Il croit ainsi sauver sa tête. Mais la clémence extorquée au destin est toujours de courte durée. Cartouche est ramené vers ses fossoyeurs, place de Grève.

La mesquinerie de ses derniers instants ne suffira pas à ternir sa renommée. Le jugement des hommes n'est pas celui de la postérité qui a décidé, par contumace, de lui faire traverser les siècles comme un grand héros de la littérature populaire. Postérité. Voilà, au fond, le plus gros butin que le petit truand aura ravi. Celle qui fait rêver des chapelets d'hommes et dont Joachim du Bellay disait qu'elle était la «seule échelle par les degrés de laquelle les mortels d'un pied léger montent au ciel et se font compagnons des dieux».

Carlos, tueur sans frontières

Thierry Oberlé
Le Figaro 07/08/2008



Crédits photo : AFP

ENNEMIS PUBLICS (11/18) - Extrémiste international, ce fils d'avocat a fait régner la terreur en France et en Europe pendant près de vingt ans, multipliant les meurtres et les attentats. Condamné à la prison à perpétuité, il s'imagine en sortir un jour.

Ce 27 juin 1975, en début de soirée, Raymond Dous et Jean Donatini, inspecteurs à la DST, accompagnés par un commissaire de police et un «indic» libanais frappent à la porte d'un appartement au 9 de la rue Toullier, dans le quartier du Panthéon, à Paris. Carlos ouvre. Très vite, le ton monte. Quatre coups de feu claquent. Les deux inspecteurs et le Libanais sont tués, le commissaire grièvement blessé. «J'ai sorti mon pistolet et ouvert le feu d'abord sur Donatini qui cherchait son arme. Puis j'ai atteint Dous entre les yeux, et le troisième Français derrière l'oreille», racontera-t-il plus tard au magazine arabe Al-Watan al-Arabi. En France, l'affaire devient le feuilleton du deuxième été des années Giscard. Les policiers, de découvertes en arrestations, remontent les ramifications du réseau Carlos qui travaille à l'époque en Europe pour le compte du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) de Georges Habache avec le soutien des pays de l'orbite communiste. Le 6 juillet, Scotland Yard identifie l'homme que les enquêteurs ont baptisé Carlos : il s'agit d'un Vénézuélien nommé Ilitch Ramirez Sanchez, né en 1949 à Caracas. Il est le fils d'un riche avocat marxiste. Ses deux frères se prénomment Vladimir et Lénine.

Son enfance est bercée par les discours de Fidel Castro et les aventures de Che Guevara. Son père finit par l'expédier à Londres pour parfaire son éducation de communiste de salon. Puis il passe à la pratique avec un stage dans un camp d'entraînement à la guérilla à Cuba. Le voici à l'université Patrice-Lumumba de Moscou, la pépinière des petits révolutionnaires internationalistes du tiers-monde. La discipline soviétique ne lui convient guère. Il se bagarre, boit, drague et embrasse la cause palestinienne. C'est le début d'un parcours au service de ses «frères bédouins». À Amman en Jordanie, parmi les fedayins, il rencontre les figures du petit milieu des terroristes allemands, dont la future dirigeante de la Rote Armee Fraktion (RAF) Ulrike Meinhof ; un microcosme animé par le ressentiment et le désir de destruction.

Il décide de devenir terroriste international en Europe. Une activité qui convient à son tempérament puisqu'elle permet de faire la guerre à sa manière sans rompre avec les plaisirs de son milieu d'origine. Chargé en 1973 de faire connaître le FPLP, Carlos ne perd pas son temps. Il tire trois balles sur Joseph Edward Seif, frère du président de la chaîne de magasins Marks Spencer. Seif échappe par miracle à la mort. Le travail continue à Paris avec une grenade balancée le 15 septembre 1974 dans le Drugstore Saint-Germain (2 morts). Le terroriste réclame la libération d'un obscur activiste nippon de l'Armée rouge japonaise détenu en France.

Durant son séjour parisien, Carlos boit, danse et s'amuse. Il apprécie la salsa et les filles des Caraïbes.

Entré dans le gotha médiatique du terrorisme avec la fusillade de la rue Toullier, il passe à la vitesse supérieure en septembre 1975 avec la prise d'otages des ministres de l'Opep à Vienne. Son commando d'extrémistes européens sponsorisés par le FPLP retient, durant vingt-quatre heures interminables, une dizaine de membres de l'organisation pétrolière. Il tue trois personnes, obtient un avion et part pour Alger avec les otages, qu'il libère avant de disparaître avec l'aval des autorités algériennes. Carlos, le «Chacal», porte un béret. Sa photo fait le tour du monde. Elle flatte l'orgueil du tueur narcissique. «Plus on parle de moi, plus j'ai l'air dangereux, mieux c'est», confie-t-il à un de ses complices, l'Allemand Joachim Klein. Devenu un mythe du crime terroriste, symbole insaisissable du combat révolutionnaire, il fonde son propre réseau. L'argent irakien et libyen coule à flots pour l'alimenter. Le groupe Carlos utilise un quart de la planète comme base de repli après chaque attentat contre l'«Occident capitaliste». Il circule de l'autre côté du rideau de fer, passant d'une capitale satellite de Moscou à l'autre. Il est chez lui dans les pays frères du monde arabe. Le groupuscule est relié par un système de connexions complexes où groupes et services secrets de l'Europe de l'Est forment un maillage serré.

Carlos collabore avec la RAF allemande ou la Stasi, aide Ceausescu à assassiner des opposants, fournit des armes à ETA. 1982 marque un crescendo dans sa carrière d'ennemi public en France. Le 25 février, il adresse au ministre de l'Intérieur Gaston Defferre une lettre pour exiger la libération de deux complices arrêtés quelques jours plus tôt avec des kilos d'explosifs. Carlos veut récupérer Bruno Bréguet, son bras droit, et surtoutMagdalena Kopp, sa compagne avec qui il a eu une fille. Le duo, défendu parMe Jacques Vergès, est condamné à quatre ans de prison. L'avocat rencontre à de multiples reprises Carlos. À Damas, notamment. C'est la guerre. Une vague d'attentats s'abat sur la France et sur ses ressortissants à l'étranger. Train du Capitole, rueMarbeuf,Maison de France à Berlin-Ouest, gare Saint-Charles deMarseille, Centre culturel français de Tripoli au Liban. Carlos a la haine tenace, mais le vent de l'histoire commence à tourner. L'arrivée de Gorbatchev au pouvoir en 1985 rouille le rideau de fer. Persona non grata en Hongrie, le terroriste tente Prague, se rabat sur Damas. La paranoïa s'installe. Il exécute d'une balle dans la tête, sous les yeux deMagdalena Kopp, l'un de ses comparses qu'il soupçonne d'être un agent du Hezbollah libanais. La chute duMur fait de lui un proscrit. Il est chassé de Syrie en 1991 avec sa mère, sa femme, sortie depuis de prison, et sa fille, prénommée Rosa en hommage à Rosa Luxemburg. Les Syriens, qui se sont tenus à l'écart de la guerre du Golfe, ne veulent plus passer pour une terre d'accueil de terroristes d'un autre âge. Même les Libyens le rejettent.

Le has been tombe dans l'oubli. Enfin presque. À Paris, les services de renseignements gardent en mémoire le meurtre de leurs collègues. Ils maintiennent leurs antennes ouvertes. Carlos est finalement repéré à Khartoum. Dépêché sur place, le général Philippe Rondot suit sa trace.

Carlos, alias Abdallah Barakat, est installé dans une chambre de l'hôtel Hilton avec vue sur le Nil. Il se fait passer pour un businessman. Un homme d'affaires armé d'un magnum. Quelques-uns de ses compagnons de route, comme JosephWeinrich, son lieutenant, partagent son exil. Carlos joue au tennis, va à la piscine et lit la presse internationale. Il fréquente un club privé. L'occasion d'écluser des verres de scotch en fumant des havanes. Puis, un jour, il déménage pour un appartement de modeste terroriste à la retraite dans une résidence située non loin de l'ambassade de France. Spécialiste du monde arabe, le général Rondot a tissé des liens avec les hauts responsables de la plupart des pays de la région. La présence de Carlos au Soudan est pour lui une aubaine. La junte du général al-Bachir est sous l'influence d'un islamiste, Hassan al-Tourabi, un guide spirituel appelé le «Pape noir». Le régime se moque d'héberger sur son sol l'avatar sulfureux d'un monde disparu. Il réserve ses égards à un autre exilé qui va bientôt faire parler de lui, un certain Oussama Ben Laden. Carlos est livré sans autre forme de procès. Hospitalisé dans un hôpital où il doit subir une opération bénigne à un testicule, il est endormi par une dose massive de neuroleptiques. Un avion du Glam (Groupe de liaisons aériennes ministérielles) avec à son bord le général Rondot et des policiers de la DST l'embarque ligoté et cagoulé. Direction Paris où il débarque un 15 août. Le ministre de l'Intérieur Charles Pasqua jubile. La nouvelle de son arrestation fait l'effet d'une bombe dans un pays plongé dans la torpeur estivale. Elle est son chant du cygne.

En 1997, la justice française condamne le Chacal à la prison à perpétuité pour le meurtre des inspecteurs Dous et Donatini. Carlos purge sa peine à la centrale de Clairvaux, dans l'Aube. Il doit repasser prochainement devant les assises pour les attentats commis en France en 1982 et 1983. Dans une carte adressée à sa fille Rosa, il écrit : «À bientôt», comme s'il était convaincu de ressortir rapidement de prison. «Il vit toujours dans son monde. Quelqu'un devrait lui dire la vérité», commente son ex-femme, Magdalena Kopp, dans ses Mémoires.

Billy the Kid, l'enfant terrible

Véziane de Vezins
Le Figaro
11/08/2008



Billy The Kid, peinture non datée
Crédits photo : ASSOCIATED PRESS

ENNEMIS PUBLICS (10/18) - William Henry Bonney, tué par son ex-meilleur ami Pat Garrett, laissa derrière lui, outre une immense traînée de poudre et quelques cadavres au Nouveau-Mexique, un profond mystère.

Par une nuit sans lune, Billy sortit du verger et se dirigea vers la maison de son ami Maxwell. Il s'y glissa, pieds et tête nus, un revolver dans la main droite et un couteau de boucher dans l'autre. Il eut la sensation d'une présence. Faisant un bond en arrière, il cria : «Qui va là ?» Seul le silence lui répondit.
Le Kid se dirigea alors vers la chambre du maître des lieux, vraisemblablement au lit vu l'heure tardive, et murmura : «Qui sont ces hommes, Pete ?» Il avait pressenti dans l'ombre le guetteur et ses comparses. Mais son fidèle Pete, au lieu de lui répondre, lâcha dans un souffle à l'adresse de l'homme qui guettait : «C'est lui !» Reculant rapidement, Billy lança : «Quien es ? Quien es ?» (Qui est-ce ?) C'est alors que l'homme en embuscade dégaina et tira. Une fois. Deux fois. La deuxième était inutile : au premier coup de feu l'intrus s'était écroulé. «Un ou deux soubresauts, un petit son étranglé en cherchant sa respiration, et le Kid partit rejoindre ses nombreuses victimes», raconta plus tard l'homme qui avait eu la peau de la terreur de l'Ouest, ou prétendue telle. Enfer et damnation : le tueur n'était autre que Pat Garrett. Son ex-meilleur ami.
«Voici la fin bien méritée de trois ans de rouerie, de vol de bétail et de grand banditisme», ont déclaré certains en guise d'épitaphe. «Voilà une grossière erreur sur la personne d'un pauvre gosse entraîné bien malgré lui dans la guerre du comté de Lincoln», répondront les autres, émus par son âge tendre et le duvet adolescent sur sa lèvre supérieure qui dément toute perversité, voire toute violence.Ce garçon est trop maigre pour avoir compris de quoi les guerres sont faites. Avec son mètre soixante-quinze, ses soixante kilos, ses yeux bleus, sa peau claire et ces deux dents qui dépassent devant comme celles d'un écureuil, il a un air mutin de sale gamin… D'ailleurs, c'est un farceur ; il aime bien raconter des coups, charmer son auditoire, narguer la mort. La donner, aussi. Peut-être pas assez… Si tel avait été le cas, c'est lui qui aurait prononcé l'homélie funèbre de Pat Garrett, et non le contraire.

Voilà pour la plaidoirie à décharge à laquelle notre pistolero n'eut pas droit avant de passer de vie à trépas.
Ne prête-t-on vraiment qu'aux riches ? L'ennui, avec Billy the Kid, c'est que l'on peut dire tout et son contraire avec une égale assurance. On ignore presque tout de ses origines - ce qui est pratique pour broder. Dans le monde mouvant des pionniers de l'Ouest, les personnages surgissent on ne sait d'où, chevauchent Dieu seul sait vers quel sombre destin et disparaissent en général au bout d'un colt. Seule leur mort ne prête pas à litige. Encore que celle de Billy offre elle-même une assez jolie panoplie de conjectures que quelques petits malins n'hésitèrent pas à endosser.
Cinquante ans après la «trahison» de Pat Garrett, dans les années 1930, un individu de Prescott, Arizona, affirmait être le héros mythique qui aurait miraculeusement réchappé de la fusillade. En 1950, un avocat du nom de William Morrison affichait dans ses relations un quidam dénommé Ollie P. Roberts, alias Brushy Bill, lequel jurait ses grands dieux être le vrai Billy et prétendait faire une demande d'amnistie pour l'ensemble de ses crimes. Il soutenait que c'était un imposteur qui avait eu l'outrecuidance de se faire enterrer à sa place.Tentons de séparer le bon grain de l'ivraie. Lorsque Pat Garrett, shérif du comté de Lincoln, entreprit de raconter «La véritable histoire de Billy the Kid» afin de charger sa victime de suffisamment de turpitudes pour justifier son acte, il le fit avec l'aide orthographique, grammaticale et fortement alcoolisée d'un certain Ash Upson, bonimenteur notoire. Dans leur livre, ils font naître leur héros le 23 mai 1859 à New York. Or il se trouve que cette date correspond à l'anniversaire de… Ash Upson ! Ils déclinent par ailleurs l'état civil du Kid : William Henry Bonney. Or ce n'est que bien plus tard, après la mort de sa mère adorée, que l'adolescent adoptera ce patronyme qui lui venait de sa famille paternelle. Avant, il s'appelait Henry McCarthy, et son nom de famille fut ensuite celui de son beau-père : Antrim. Enfin, en fait de New York, les seuls lieux certifiés de l'enfance du jeune Bill se trouvent être le Nouveau-Mexique et la ville d'Anderson, dans l'Indiana.Mais n'ergotons pas. La renommée prête à ce pâle garçon son premier crime de sang à l'âge de douze ans : il aurait tué un goujat qui avait insulté sa mère. Mais les biographes situent ce haut fait quatre ans plus tard, alors que la pauvre femme était déjà morte de tuberculose.Passons. En réalité, si le jeune cow-boy (il a commencé à travailler à quinze ans) est arrêté pour meurtre l'année de ses dix-sept ans, c'est pour avoir expliqué un peu trop précisément de quel bois il se chauffait à un malotru qui l'avait terrassé, s'était assis sur lui et lui avait craché au visage. On le verra, un séjour en prison n'a jamais effrayé le Kid. Les murs sont faits pour être sautés.Voici donc notre Billy engagé par un rancher britannique du nom de John Tunstall, qui se bat contre un ranch adverse, le clan Dolan-Murphy. En 1878, le patron Tunstall est tué. C'est alors que débute une véritable vendetta de territoire au centre de laquelle se trouve le nerf de la guerre : le vol de bétail.Cette guerre du comté de Lincoln voit le Kid et ses camarades, les Regulators, sorte de bande mi-cow-boys mi-justiciers, passer dans la lutte armée. Avec ses comparses, Dick Brewer, Charlie Bowdre, Tom O'Folliard et Doc Scurlock, c'est à qui tuera le plus d'ennemis entre deux parties de poker. Ils affirment vouloir venger la mort de leur patron. Les shérifs s'en mêlent. William Brady, protecteur du clan Dolan-Murphy, et son adjoint George Hindman tombent dans une embuscade des Regulators. Quand le Kid, un homme de main de Tunstall et neuf autres complices abattent le shérif Jack Long dans le Nouveau-Mexique, ce n'est plus la guerre, c'est la fin du monde.En juillet 1878, les Regulators se barricadent dans une ferme assiégée durant plusieurs jours, au terme desquels la maison est incendiée. Tandis que plusieurs de ses zèbres sont abattus, Billy en sort miraculeusement indemne. Et bien sûr, en fuite. Sa tête est mise à prix.
Le gamin, qui a tout de même 18 ans, entreprend alors une série de pourparlers afin de négocier sa grâce avec le gouverneur du Nouveau-Mexique, qui n'est autre que Lee Wallace, l'auteur à succès du roman Ben Hur. Collé derrière les barreaux, quelle n'est pas sa stupéfaction d'apprendre que le procureur général ne compte pas le moins du monde l'élargir, comme convenu ! Alors, comme d'habitude, il s'évade. Ce qui lui donne l'occasion de tuer un ou deux chasseurs de primes un peu trop zélés. Il faut bien vivre.En même temps, il entretient une correspondance édifiante avec Lee Wallace, où il lui représente l'étendue de son innocence, en omettant de mentionner quelques cadavres. Mais l'écrivain de best-sellers a d'autres chars à fouetter.
C'est à ce moment que le Kid fait connaissance avec un chasseur de bisons dénommé Patrick Garrett. En naîtra une étrange amitié, faite de paternalisme chez l'un et d'admiration chez l'autre. À moins que ce ne soit le contraire. Ils se craignent et se respectent. Oui, mais le baroudeur texan sera élu shérif du comté de Lincoln en 1880. C'est alors que les mouches changent d'âne. L'ami Garrett passe du côté de la justice et se met à pourchasser avec un égal entrain ce qu'il avait adoré. Après avoir coincé quelques Regulators, il en vient au morceau de résistance : Billy. Lequel, sous une pluie de balles, finit par se rendre au nouveau représentant de la loi.Mais les automatismes ont le dernier mot. Incarcéré à Mesilla (Nouveau-Mexique), l'ennemi public numéro un de Pat Garrett s'évade encore une fois. Il ne faut jamais hésiter à refaire ce que l'on fait bien. Cette fois-ci, l'animal laissera deux morts derrière lui : les adjoints du shérif. Il cinglera vers Fort Summer, un ancien fort militaire qui peut faire une cachette tout ce qu'il y a d'acceptable. Mais le fugitif, que l'on a dit naïf, sera pris d'une bien mauvaise inspiration en se glissant nuitamment vers la maison de son copain Maxwell. À l'ouest du Pecos, il faut se méfier de tout le monde, et surtout de ses amis…