samedi 20 septembre 2008

L'insaisissable Pierrot le Fou

Bertrand de Saint Vincent
Le Figaro 13/08/2008

Figure mythique du gangstérisme, flouté par Jean-Luc Godard, le chef du gang des Tractions avant multiplie les coups de main dans l'atmosphère trouble de la Libération.

Il y a des surnoms qui vous collent aux basques plus sûrement que n'importe quel limier. Ainsi de Pierrot le Fou… Pour un peu que Godard utilise votre pseudonyme comme titre d'un film culte de la nouvelle vague, vous voila devenu héros de légende, belle gueule - de bois - incarnée par Belmondo et trahie par Anna Karina.
Pieuse légende. Pierre Loutrel naît en 1918, à Château-du-Loir, village de la Sarthe. Fils de paysan, il fugue à 15 ans, s'engage comme mousse sur un bateau marchand pour faire le tour du monde. Sujet au cafard, à des accès de violence, il échoue en prison à Marseille ; en sort pour effectuer son service militaire dans les bataillons d'infanterie légère d'Afrique, dit les «Bat'd'Af». Une sorte de bagne qui vous brise ou vous bronze. Démobilisé, Pierre regagne Paris, fréquente la petite truanderie. Les Allemands sont là. Il se met à leur service au sein de la bande du «Grand René». Des malfrats sans états d'âme qui, munis d'un Ausweis, se livrent à leurs activités favorites - marché noir, racket, attaques à main armée - au profit de la Gestapo.
Noir c'est noir. Loutrel s'enrichit. Chemises de soie, pompes à l'italienne, il tourne avenue Foch dans une Talbot-Lago rouge décapotable. C'est le roi du P.38. Champagne au One Two Two, avec ses frères d'armes, Abel Danos, dit le Mammouth, Henri Fefeu, dit Riton le tatoué, Georges Bouseseiche, dit le gros Georges. Loutrel boit comme un trou, multiplie les incidents. Un soir de juin 1944, au Chaplain, bar de Montparnasse, il est humilié au cours d'une bagarre. Quelques jours plus tard, il revient pour se venger. Un inspecteur de passage, Ricordeau, tente de s'interposer. Le gangster l'emmène en balade. Criblé de balles à l'arrière d'une Traction avant, le policier est jeté sur les pavés ; la Citroën fait marche arrière pour l'écraser. Il survivra.
Pierrot le Fou ne recule devant rien. Les Allemands si ; devant les Alliés. Il est temps pour lui de rejoindre la résistance. Il part pour Toulouse et infiltre le réseau Morhange, spécialisé dans l'exécution des traîtres et des collabos. Noble mission. En plein jour, il abat un officier allemand place du Capitole.
La Libération approche, Pierre, alias lieutenant d'Héricourt, se lie d'amitié avec Raymond Naudy, un grand brun, expert en mitraillette. En octobre, il braque un industriel. On le jette en prison. Il est libéré quelques jours plus tard ; il appartiendrait au DGER, service secret français, placé sous les ordres du colonel Passy.
Mission secrète en Espagne, règlement de comptes. Pierrot nage en eaux troubles, réapparaît à Marseille l'été 1945. Un type l'identifie dans un bar. Il l'abat sans sommation.
À Montmartre, il tombe sur Jo Attia, un ancien de Tataouine. Le costaud rentre de Mauthausen. Les deux hommes fraternisent. Sous les ordres de Pierrot, le gang compte désormais cinq membres fondateurs : trois gestapistes, Danos, Fefeu, Bouseseiche, un rescapé des camps, Attia, un FFI, Naudy. La France réconciliée.
Action. Le 7 février 1946, vers 11 h 30, un vieillard minable remonte l'avenue Parmentier, à Paris. Deux convoyeurs sortent du Crédit lyonnais en portant de lourds sacs de jute. «Mains sur la nuque !» Le vieillard a sorti une mitraillette : c'est Loutrel. Émergeant d'une porte cochère, Naudy menace le chauffeur ; Fefeu surveille la banque.
Bouseseiche bondit d'une Traction avant ; Attia est en embuscade. L'attaque dure une minute. Le gang empoche 3 millions. Trois jours plus tard, une camionnette des PTT est prise d'assaut. 8 millions. Puis le trésorier-payeur d'une usine d'Issy-les-Moulineaux est délesté de ses fonds. 7 millions. La bande a la bougeotte, se scinde en deux. Une partie se déplace dans le sud. Comptoir d'escompte d'Aix-en-Provence ; Crédit lyonnais de Gap. Le 1er juillet, bureau des PTT de Nice. Pierrot et Naudy sont grimés en peintres en bâtiment. 33 millions. Un record. La police s'agite. Le 14 juillet, le commissaire Mattei fond sur Loutrel à l'hôtel Maxim's. Échange de coups de feu. Pierrot saute d'un mur, s'échappe au volant d'une Traction avant. En fin d'après-midi, sorti acheter des cigarettes, il est pris dans un contrôle d'identité. Il fausse compagnie à ses gardiens. Deux jours plus tard, à Paris, il attaque un fourgon de la Société générale ; puis vide un coffre-fort de la SNCF ; braque un fourgon postal rue Maubeuge… Frénésie guerrière. La police, désorganisée, patine, peine à identifier ce Loutrel que le milieu surnomme le Fou, le Dingue, le Louf. La nuit, il hante les bars, exhibe des liasses de billets, sème la zizanie avec son P.38… Au Baccara, il croise Martine Carol. Leur rencontre tient de la légende. Il est ivre, l'actrice minaude. Finalement, il l'embarque sous la menace dans sa Delahaye. Tente-t-il de la violer? Elle se rebelle. Il la frappe, l'abandonne du côté de Vincennes. Le lendemain, elle reçoit une corbeille de roses rouges avec ce mot : «Avec les excuses de Pierrot le Fou». Le ministre de l'Intérieur, Édouard Depreux, fulmine : il faut en finir avec le gang. Tous les services sont sur les dents. Le règlement de comptes final aura lieu sur les bords de la Marne. Les truands aiment les lieux champêtres. Loutrel et sa bande sont censés se réunir aux Marronniers. Le 25 septembre, environ trois cent cinquante hommes de la Criminelle encerclent le café ; le directeur de la PJ et le préfet ont été convoqués. Il ne faut pas rater le spectacle. Mais le café est désert. Furieux, l'inspecteur Nouzeilles bouscule le tenancier. Soudain, un gamin surgit, réclame six paquets de Gauloises. À l'instinct, Nouzeilles décide de le filer. Bonne pioche. L'enfant franchit le pont, longe le quai, mène ses poursuivants à l'Auberge, à Champigny. La colonne des policiers traverse la Marne, encercle l'endroit. L'officier de police Casanova empoigne son porte-voix : «Vous êtes cernés, rendez-vous !» Les lumières s'éteignent. Un homme apparaît sur le seuil. Un coup de feu claque. Il tombe.
C'est la guerre. Il est vingt heures, ça tire de tous les côtés. Hissé sur un appentis, le préfet brandit un 6,35. À l'intérieur de la salle, les clients ont plongé. Quelqu'un a prévenu la police : «Venez vite, on est attaqué par des gangsters !» Les flics de Nogent rappliquent ; aperçoivent des hommes en arme qui assiègent un restaurant. Ils tirent. La confusion est à son comble. À l'intérieur de l'Auberge, un seul des ténors de la bande est présent : Bouseseiche. Loutrel, Attia picolent aux Sept Arbres, un café de Charantonneau. On les avertit du danger. C'est alors que l'un d'entre eux - Attia, Pierrot le Fou ?, les versions divergent - bondit au volant de sa Delayahe. Sérieusement éméché, il fonce vers Champigny pour sauver son copain. C'est du rodéo. La Delayahe force les barrages, stoppe devant l'auberge assiégée. Rafales de mitraillette. Le pilote parvient à s'enfuir, abandonne sa voiture un peu plus loin, les pneus crevés. 23 h 30, le préfet donne la charge. Tout le monde se rend. Bilan de l'opération : sept petits malfrats ; plus deux dames. Planqué au fond d'un puits, Bouseseiche échappera à la rafle.
L'attaque fait la une de la presse. Pierrot le Fou est hissé au rang d'ennemi public numéro un. «Le gang des Tractions avant a vécu», plastronne le préfet. Mais aucun de ses chefs n'est sous les verrous. Pourtant, ils sont isolés. Le milieu les fuit, la police les traque. Fefeu est le premier à tomber, cueilli dans un bar de Montmartre. Entre deux crises d'éthylisme, Loutrel peaufine son nouveau casse : une bijouterie, rue Boissière. Le 6 novembre, il fait le coup seul, en état d'ivresse. Le bijoutier se défend. Pierrot tire. Puis se rue à l'arrière de la Traction avant où l'attendent Attia et Bouseseiche. S'affale sur la banquette. La voiture démarre. Sauvé. Mais soudain, un coup de feu : en voulant rengainer son colt, Pierrot vient de se tirer une balle dans le ventre. Fin pitoyable. «Le Fou» meurt cinq jours plus tard. Attia, Bouseseiche l'enterrent de nuit au milieu de la Seine, sur l'île de Gilier.
Disparition secrète. Sauf pour sa femme, Marinette, qui refuse la version officielle. Elle menace. Les gangsters l'emmènent devant la tombe de Pierrot ; Bouseseiche lui colle une balle dans la nuque. Elle rejoint son homme.
Pendant les trois années qui suivent, la police continuera à poursuivre un fantôme. Ses lieutenants tomberont un par un : le 10 juillet 1947, Jo Attia ; le 29 juillet, Bouseseiche. Le 30 octobre 1948, Naudy. Abattu. Cinq jours plus tard, Danos est ceinturé dans l'autobus après avoir dévalisé une chambre de bonne.
Le 6 mai 1949, sur les indications d'un indic, la police exhibe les dépouilles de Pierre Loutrel. Une histoire de fou.»Vidéo INA - Après l'arrestation de Pierrot le Fou

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