samedi 20 septembre 2008

Lucky Luciano, empereur du crime


Irina de Chikoff
Le Figaro 13/08/2008


Arrêté en 1936, Lucky Luciano (au centre, avec les menottes et le cigare) avait su tirer profit de la prohibition pour mener une existence fastueuse et devenir en quelques années le «roi du crime» aux États-Unis (photo ©Rue des Archives/PVDE).
Arrêté en 1936, Lucky Luciano (au centre, avec les menottes et le cigare) avait su tirer profit de la prohibition pour mener une existence fastueuse et devenir en quelques années le «roi du crime» aux États-Unis (photo ©Rue des Archives/PVDE).

ENNEMIS PUBLICS (14/18) - Fils d'immigrés siciliens, le parrain du syndicat du crime va, dans les années 1930, organiser celui-ci comme une entreprise et le porter au sommet de sa puissance.

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À la fin de sa vie, Lucky Luciano était devenu bavard. Il ne détestait pas raconter ses innombrables aventures du temps de la prohibition, quand l'argent coulait à flots et qu'il sortait tous les soirs avec une nouvelle conquête à son bras. Il aimait en particulier s'attarder sur son rôle pendant la Seconde Guerre mondiale. De sa prison où il purgeait une peine «inique», il avait collaboré avec les services secrets de la marine américaine.

Ébaubis, visiteurs et journalistes en redemandaient. Un réalisateur, Barnett Glassman, voulait même tourner un film sur l'existence de l'ancien capo di tutti i capi. Lucky n'était pas contre. À condition qu'on lui soumette le scénario. Il y allait de sa réputation, de son prestige, de son honneur même ! Lucky en était jaloux.

Sa vocation lui fut révélée très jeune. Il n'avait que 9 ans, lorsque ses parents, Antonio et Rosalie Lucania, fuyant la misère en Sicile, décidèrent d'émigrer aux États-Unis. Des milliers de compatriotes avaient déjà traversé l'Atlantique. En 1907, la famille s'installa à New York dans un logement de fortune du Lower East Side, un quartier d'immigrants.

Lucky, qui ne s'appelait pas encore le «Chanceux» mais Salvatore, s'est vite adapté à la rue. À 11 ans, il fut arrêté pour vol à l'étalage. Quatre mois de maison de correction ne changèrent rien à ses dispositions. À peine libéré et malgré les roustes de son père, il traîne de nouveau dans la «Petite Italie».

À 14 ans, il se met à racketter des gosses. Contre quelques cents, il leur offre sa protection. En cas de refus, il les bastonne. Un jour, Salvatore tombe sur un gringalet qui ne se laisse pas faire. Meyer Lansky, originaire de Pologne, sait se battre. Ensemble, ils grimperont tous les échelons du crime. Lucky en tête, Meyer à ses côtés. Avec d'autres délinquants, Benny Siegel, Frank Costello, Joe Adonis, ils forment une véritable bande. «Nous étions les meilleurs», aimait à se souvenir Lucky Luciano. Ils suivront des chemins divers pour finir par se rejoindre et prendre la direction du syndicat du crime qu'ils organiseront après la guerre des Castellammarese. Elle oppose entre 1930 et 1931 deux parrains de la mafia, Joe Masseria, une brute, et Salvatore Maranzano, qui a fait des études dans sa jeunesse pour devenir prêtre.

À cette époque, Salvatore Lucania a déjà conquis son surnom de Lucky Luciano. Après avoir été porte-flingue de la bande des Five Pointers, il s'est hissé à la tête du gang. Il a su aussi tirer profit de la prohibition en se lançant dans le trafic d'alcool. Il vit dans une suite fastueuse du Waldorf Astoria. On le voit dans les clubs et tous les restaurants à la mode.

La guerre des Castellammarese, du nom d'un village en Italie d'où sont originaires la plupart des protagonistes, va lui offrir l'occasion de prendre le pouvoir. La vieille mafia est à son goût trop chauvine, pas assez structurée. Il songe à la moderniser, la débarrasser de son provincialisme, de ses préjugés, notamment contre les truands juifs, dont Lucky apprécie l'efficacité et le pragmatisme.

Lieutenant de Joe Masseria, Lucky est décidé à le trahir. En échange, il demande à Salvatore Maranzano la place de numéro 2 dans l'empire du crime. L'affaire est conclue. Joe sera assassiné dans son restaurant favori par les amis de Lucky. Peu après, ce dernier fait disparaître aussi Salvatore, qui se méfiait de lui.

À 46 ans, Lucky Luciano règne sur le milieu. Il réunit une conférence du crime à Chicago dont Al Capone sera l'hôte, une autre à New York dans un hôtel de Park Avenue pour annoncer les grandes lignes de son projet de syndicat du crime. Reprenant les idées qu'il a glanées auprès d'un boss, Arnold Rothstein, dit «le Banquier», il entend que les activités illicites se donnent les mêmes structures que les secteurs économiques et industriels américains. Il généralise également le système mafieux des «familles» à l'échelon national. Chaque clan doit exercer une autorité absolue dans sa ville ou sur son territoire. Un conseil syndical sera chargé des contentieux et des assassinats. Pas d'initiative personnelle. Pas de crime gratuit. Une force de frappe commune : la Murder Incorporate, société anonyme pour les meurtres.

Lucky définit encore une autre loi : On se tue entre nous. Les autres, flics, magistrats ou politiciens, on les corrompt. Car Lucky est convaincu que tous les hommes sont achetables. Il suffit d'y mettre le prix.

C'était compter sans Thomas Dewey, jeune avocat ambitieux qui est nommé procureur spécial de New York. Sa mission est de libérer la ville de l'emprise des truands. Il va bientôt s'attaquer à leur capo. Mais Lucky Luciano se croit invincible. Il vit comme un prince. Il festoie. Des acteurs, des chanteurs, des politiciens sont ses convives, ses amis. Il porte des chemises en soie, des costumes taillés sur mesure et des manteaux en cachemire. Au Waldorf Astoria, son appartement a été décoré par un designer de renom.

Thomas Dewey n'est pas impressionné par le faste, la puissance du «roi du crime». Il monte un dossier et, en 1936, Lucky Luciano est arrêté, jugé et condamné à trente ans de détention pour proxénétisme. Incarcéré à Sing Sing, Lucky fut rapidement transféré dans un centre pénitentiaire moins rigoureux où il devint bibliothécaire, tandis que le syndicat du crime est dirigé en son nom par un triumvirat de fidèles : Frank Costello, Meyer Lansky et Joe Adonis. Un seul homme aurait pu l'inquiéter : Vito Genovese, qu'il n'a jamais aimé mais qu'il a toujours utilisé. Mais Vito a pris le large, car il a compris qu'il allait devenir la prochaine cible de Thomas Dewey. Ce dernier ne va relâcher sa lutte contre la mafia que lorsque les États-Unis vont entrer en guerre. Devenu gouverneur de l'État de New York, c'est lui qui, le 3 janvier 1946, annoncera que Lucky Luciano doit être libéré à la condition qu'il quitte aussitôt l'Amérique et passe le reste de ses jours en Sicile. La mesure de clémence est intervenue en raison des services rendus par le capo di tutti i capi à la marine nationale. Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, les agents spéciaux qui traquent les auteurs de multiples sabotages dans le port de New York découvrent que les docks sont contrôlés par la pègre. Luciano sera sollicité par l'entremise de son avocat et acceptera de collaborer. En échange d'une libération anticipée.

Le 8 février 1946, Lucky, qui a passé la fin de la guerre dans une «maison de repos» du système pénitentiaire new-yorkais à Great Meadow, s'embarque à bord du Laura Keene. Avant que le navire n'appareille, ses amis organisent une fête gigantesque. Toute la pègre y assiste. De nombreuses personnalités également. Un an plus tard, les uns et les autres se rendront à La Havane, où Lucky Luciano, rompant avec l'accord tacite de rester en Sicile, s'est installé. Il y convoque tous les capi de la mafia pour une conférence nationale comme il les affectionne. Il y sera question de toutes les activités du milieu mais surtout des nouvelles routes de la drogue depuis l'Asie Mineure vers les États-Unis via l'Europe.

La présence du capo di tutti i capi à Cuba ne peut être ignorée par la brigade fédérale des stupéfiants. Son chef, Harry Anslinger, n'aura de cesse que Luciano soit de nouveau «déporté» vers l'Italie. Il ne pourra plus jamais quitter Naples, où il obtient de vivre. Sur un grand pied. Car la mafia continuera à l'approvisionner en fonds. Régulièrement. Sans jamais faillir. Même lorsqu'il aura «officiellement» perdu son titre de roi du crime.

Dans sa résidence napolitaine, Lucky ne ressemble plus guère au truand qu'il fut. Il dit en riant qu'il a l'air d'un «dentiste à la retraite». Ses cheveux sont poivre et sel. Il porte des lunettes. Il s'amuse avec son chien. Il est surtout tombé amoureux, pour la première fois de sa vie, d'une Milanaise qui n'a rien de commun avec la pègre. Pour elle, il s'est même mis à lire. Mais Igea Lissoni est morte en 1958. Un cancer l'a emportée. Lucky ne s'en est jamais consolé même s'il vit désormais avec une jeunesse. Depuis quelques années, son cœur lui donne du souci. Craint-il la mort, lui qui ne sait pas combien d'hommes il a tués ?

Le 26 janvier 1962, Lucky a mis une chemise de soie, un costume prince-de-galles et jeté un manteau de cachemire sur ses épaules pour se rendre à l'aéroport de Naples. Il doit y accueillir l'assistant de Barnett Glassman qui lui apporte le scénario du film sur sa vie. Dans le hall de Capodichini, le Chanceux vacille. S'effondre. On se précipite. Mais le capo est mort. Trois jours plus tard, une messe de requiem sera dite en l'église de la Sainte-Trinité de Naples. L'inhumation aura lieu au mois de février dans le caveau familial dont Luciano avait fait l'acquisition en 1935 au St. John's Cemetery de Middle Village, à New York.


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