samedi 20 septembre 2008

Émile Buisson, notaire du crime


Bertrand de Saint Vincent
Le Figaro 11/08/2008


La spécialité d'Émile Buisson, dit «Monsieur Émile», est l'attaque de convoyeurs de fonds. Des attaques minutées, toujours très violentes. C'est l'inspecteur Roger Borniche qui se met aux trousses de l'insaisissable malfrat.
La spécialité d'Émile Buisson, dit «Monsieur Émile», est l'attaque de convoyeurs de fonds. Des attaques minutées, toujours très violentes. C'est l'inspecteur Roger Borniche qui se met aux trousses de l'insaisissable malfrat.

ENNEMIS PUBLICS (13/18) - La gâchette facile, l'allure anodine, le tueur joue les caïds au lendemain de la Libération et bénéficie de rivalités internes à la police.

Il accède à la notoriété le 3 septembre 1947, après son évasion de l'hôpital psychiatrique de Villejuif. Ce jour-là, le patron de la Sûreté nationale convoque l'un de ses subordonnés, l'inspecteur Borniche, et le somme de retrouver le fugitif ; en grillant, impérativement, la politesse à la concurrence honnie, à savoir le Quai des Orfèvres.

C'est la guerre, des ego, des polices, des malfrats, des indics. Roger Borniche consulte le dossier de l'intéressé : Émile Buisson, dit «Monsieur Émile», a 45 ans. Petit, les yeux et les cheveux très noirs, il a une spécialité : l'attaque de convoyeurs de fonds. Après s'être fait la main en Chine où il a suivi son frère, le Nus, en cavale dans les bas-fonds de Shanghaï, son premier fait d'arme remonte à décembre 1937. Avec deux complices, il vole la sacoche de trois convoyeurs du Crédit lyonnais. Il en commettra bien d'autres, toujours minutés, toujours violents.

Arrêté une première fois en 1940, Buisson met à profit les bombardements allemands pour fausser compagnie à ses gardiens. On le retrouve quelques mois plus tard lorsque deux encaisseurs du Crédit industriel et commercial, qui transportent de l'argent dans une poussette, sont victimes d'un hold-up. L'un des deux hommes est froidement abattu. Interpellé par la Gestapo, qui le livre à la police française, interné à la prison de Troyes, Buisson tente de s'en évader en égorgeant son surveillant avant d'être condamné, le 13 mai 1943, à la perpétuité. Enfermé à Clairvaux, puis à la Santé, il feint la démence jusqu'à son transfert à Villejuif d'où, avec l'aide du Nus, toujours solidaire, il s'évade avec un autre détenu, René Girier, dit «René la Canne».

Un solide pedigree. Les flics le prennent en chasse. Six jours plus tard, Monsieur Émile donne de ses nouvelles : avec quatre complices, il braque la clientèle de l'un des restaurants les plus huppés des environs de la place de l'Étoile, l'Auberge d'Arbois. Dans leur fuite, la Traction des truands heurte un barrage de police. Buisson vide son P. 38 sur un motard, veut en achever un autre à coup de mitraillette, mais, par chance pour ce dernier, oublie d'armer sa Sten. En centrale, il a perdu la main. À l'aube, les malfaiteurs fêtent leur coup dans un bar de Montmartre. En étalant le butin, Buisson s'aperçoit qu'une bague a disparu. Il soupçonne Henri Russac de l'avoir empoché. Quelques jours plus tard, ce dernier est retrouvé dans un bois. Il a une balle dans la nuque. Borniche suit le tueur à la trace. Il n'est pas le seul. La criminelle le localise : 57, rue Bichat. «Police, ouvrez !» Des policiers armés frappent à la porte. Le Nus et un autre de ses complices, Roger Dekker, sont arrêtés. Émile s'enfuit par la fenêtre, gagne les toits, disparaît.

Sa bande dissoute, il reconstitue une équipe. Le 10 mai 1948, deux employés de la Sécurité sociale de Draveil sont délestés des 70 000 francs qu'ils viennent de retirer d'un bureau de poste. Le chef de bande est décrit comme un petit type hargneux. Quelques jours plus tard, effectuant une descente dans un pavillon de banlieue, deux officiers de police échangent des coups de feu avec deux malfaiteurs qui s'enfuient, ignorant qu'il s'agit de Buisson et de son nouvel acolyte, Francis Caillaud, un Breton à la réputation de dur, évadé de Fresnes.

Dans la foulée, le fugitif dîne à la Rôtisserie périgourdine, en face du Quai des Orfèvres, puis se rend au Palais des sports pour assister à un match de boxe.

Le ministre de l'Intérieur fulmine, Buisson continue à frapper. Deux bijoutiers sont braqués à Boulogne ; un Corse, Désiré Polledri, à qui Monsieur Émile reproche d'avoir voulu le doubler, est retrouvé la langue arrachée, une balle dans la nuque, passage Landrieu.

Buisson élimine, et pas seulement les kilos. Il retrouve René la Canne, récemment évadé de prison ; le duo projette une action d'envergure : l'attaque d'un fourgon du Crédit lyonnais. Mais jugée trop hasardeuse, celle-ci est rapidement abandonnée.

La bande s'agite ; l'inspecteur Borniche aussi. Le 12 juillet 1949, il prend une chambre avec sa compagne à l'Auberge des Oiseaux, sur les bords de la Marne. Son voisin de chambre n'est autre que René Grier.

La guerre des polices continue à faire rage. Pour prendre de vitesse ses collègues, le commissaire Chenevrier lance un vaste coup de filet. Borniche perd son lièvre. Quelques jours plus tard, René la Canne se fait cravater dans sa planque de Montfermeil.

Œil pour œil, dent pour dent. Buisson, toujours insaisissable, aligne les agressions à main armée : vol de la paie des employés d'un garage municipal à Boulogne-Billancourt ; d'un caissier de la Sécurité sociale à Neuilly-Plaisance ; d'un buraliste, boulevard de Courcelles ; d'un agent payeur de la Caisse d'allocations familiales sur la route d'Étampes. Sa réputation n'est plus à faire. On lui propose un nouveau coup : la Banque régionale d'escompte et de dépôt, à Champigny. Borniche romance la scène : «Bougez plus ! Les mains en l'air !» Le directeur de la banque se retourne. «Il aperçoit un petit homme qui braque une arme. Il ne sait pas à qui il a affaire. Avec inconscience, il bouge son bras, essaie de sortir son revolver. Il a juste le temps d'esquisserle geste… Une détonation se répercute avec fracas dans l'impasse. Roger Gourmont sent une brûlure très puissante, très vivace, dans le ventre…»

Quatre briques à partager. Émile se met au vert avec sa petite amie, Yvette. Un couple de notables, dans une auberge de la banlieue parisienne. Le repos ne dure pas. Le 17 février 1950, la bande attaque l'encaisseur de la Compagnie des tramways de Versailles. Ce dernier succombera à une balle dans le foie.

Les «poulets» se cabrent, interrogent à tout-va. Borniche parvient à infiltrer un indic dans la cellule de Francis Caillaux, à la Santé : «29 mai 1950, écrit-il, surexcité, Matthieu a le contact avec Buisson.» Monsieur Émile a besoin d'argent, d'une planque, d'un flingue, d'une voiture. On les lui procure. Avec la bénédiction de la police, l'ennemi public numéro un trouve refuge à l'Auberge de la Mère Odue, près d'Évreux. Il occupe une chambre au rez-de-chaussée, avec vue sur un troupeau de vaches.

Samedi 10 juin, vers onze heures du matin, accompagné d'un subordonné et de sa compagne, Marlyse, l'inspecteur Borniche monte dans la Delahaye d'un ami avocat et prend l'autoroute de l'Ouest. L'aiguille oscille autour des 160. Arrivé à Claville, il s'arrête à la pompe à essence, juste en face de l'Auberge de la Mère Odue. Un homme sort de l'auberge. Petit, le regard noir. Il tourne les talons.

Il est midi vingt : «Peut-on déjeuner chez vous Madame ?» Le trio s'installe à une table en salle. Commande un pastis. Buisson est invisible. Les hors-d'œuvre arrivent. Le tueur aussi. Il s'assied en cuisine avec le patron. À son habitude, Borniche ne porte pas d'arme. Il grignote son lapin. «Qu'est-ce qu'on fout ?», s'inquiète à voix basse son collègue. «J'en sais rien.»

Soudain, Borniche se lève, s'approche de la cuisine. Buisson le suit du regard. Sa main serre un couteau. L'inspecteur sent son cœur qui s'emballe, ses forces qui l'abandonnent : «Je voudrais téléphoner à Deauville», lance-t-il à la patronne. Il demande le 432. Elle compose le numéro, on lui rétorque qu'il n'existe pas. Borniche s'indigne : «Comment, c'est celui de ma clinique !» La communication est enfin établie. Le policier se fait passer pour un médecin.

À l'autre bout du fil, une voix excédée lui répond qu'il est au cimetière. Borniche raccroche, Buisson lui tourne le dos. Il bondit sur lui. Le ceinture. Le soulève : «Tu es fait, Émile.» L'autre se débat. Marlyse surgit avec les menottes. C'est fini.

Buisson retrouve son calme : «Buvez un coup, dit-il à son vainqueur, ça vous remontera.»

L'arrestation est dévoilée à la presse le lundi suivant. Pour se venger de ses collègues, le supérieur de Borniche, promu divisionnaire, annonce qu'elle a eu lieu Aux Trois Obus, un café de la porte de Saint-Cloud, sur le territoire de la Préfecture de police.

À l'issue des interrogatoires, Buisson avoue tout, sauf les crimes. Il n'évitera pas pour autant la peine capitale. Le 28 février 1956, à six heures du matin, il se tourne vers son bourreau : «Je suis prêt.» Il perd la tête.

À lire : «Flic Story», de Roger Borniche, (Livre de poche)

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