lundi 21 février 2011

« La jeune génération a une maturité politique très forte »


La Croix 21/02/2011 18:45


Le politologue Olivier Roy estime que les révoltes qui secouent le monde arabo-musulman ont de très fortes particularités, mais qu’elles partagent toutes la même aspiration à la dignité et à la démocratie

La Croix. Peut-on parler de révolution arabe ou d’une vague comparable à ce que l’Europe de l’Est a connu en 1989 ?

Olivier Roy : C’est une révolte plus qu’une révolution. En 1989, on était aussi en présence d’une révolte qui a abouti à un changement parce que les régimes se sont effacés. Aujourd’hui, deux éléments font obstacle à ce mouvement. Le premier, c’est la résistance des régimes. Elle est plus dure, parce qu’il n’y a pas de centre comme l’Union soviétique qui, une fois effondrée, a permis que tout s’ouvre. Ici, chaque pays a sa spécificité. L’autre problème, c’est que la communauté internationale est très ambivalente. D’un côté, elle salue la démocratie, de l’autre, elle veut le statu quo.

Ces révoltes représentent-elles la victoire de valeurs universelles ?

Oui, c’est très clair, c’est une révolte des valeurs : le respect, la démocratie, l’honnêteté et le refus de la corruption. Il y a aussi un élément qu’on oublie trop, c’est la demande de citoyenneté, c’est-à-dire le refus des différences confessionnelles. On l’a vu dans les slogans de la place Tahrir, mais aussi dans la déclaration du Cheik Qaradawi qui commencé son discours en disant : « Chers musulmans, chers coptes. » C’est quelque chose d’inhabituel et d’inattendu.

Un passage vers la démocratie peut-il se faire ?

La démocratie est une demande de cette jeune génération. Celle-ci est très claire. Elle ne se laisse pas attraper par les mirages. Par exemple, il n’y a pas d’homme charismatique dans ces révoltes. Cette génération n’est pas non plus fascinée par des partis politiques ni par des idéologies, et elle est très critique. Ce n’est pas une génération de naïfs. Il y a une maturité politique très forte et ça, c’est un argument pour la démocratie.

Maintenant, le problème, c’est que la culture politique traditionnelle de ces pays n’est pas démocratique. Les régimes et les opposants traditionnels sont dépassés, comme les Frères musulmans égyptiens, par exemple. Il y a un conflit entre deux cultures, une ancienne partagée par les régimes et les vieilles oppositions et une nouvelle, celle de la jeunesse. Le risque, à part la répression, qui est évidemment le risque fondamental, c’est de voir une alliance entre conservateurs qui peut verrouiller les choses.

Faut-il comprendre ce qui se joue comme une conséquence de la sécularisation des sociétés ?

Cela dépend de ce que l’on entend par sécularisation. C’est clair qu’il y a eu une réislamisation des sociétés arabes au cours des trente dernières années. Mais la réislamisation a fait perdre à l’islam sa spécificité. On a connu une banalisation de l’islam.

Le paradoxe, aujourd’hui, c’est qu’aucun parti ne peut avoir le monopole de la revendication islamique. Il y a une sécularisation de ces sociétés, au sens où le religieux n’est plus spécifique. Ce ne sont pas des sociétés laïques, mais les revendications des manifestants le sont. Ce sont des revendications purement politiques, qui laissent de côté la question religieuse.

Ces sociétés ont-elles atteint une forme de maturité politique ?

Tout à fait, même si cela ne se fait pas sous la même forme qu’en Europe. On est dans une séparation de fait du politique et du religieux, même si la place du religieux dans la société est beaucoup plus forte qu’en Occident.

Quels sont les scénarios envisageables pour la suite ?

On peut imaginer que le modèle turc (la juxtaposition d’un espace politique démocratique à l’occidentale, d’un parti conservateur avec des valeurs largement religieuses, et une armée qui se présente comme gardienne des fondamentaux) va séduire. On peut aussi imaginer des modèles occidentaux/universalistes, en Tunisie par exemple. Ou encore des républiques de notables, si la scène politique n’arrive pas à se structurer. Les conflits peuvent aussi perdurer. Tout est possible…

La contagion peut-elle encore gagner ?

À mon avis, cela ne touchera pas l’Arabie saoudite, parce que personne ne veut tuer la poule aux œufs d’or d’un régime qui redistribue. Je ne vois pas non plus la contestation gagner les émirats, parce qu’il n’y a pas de prolétariat autre que des Bangladais. Il y aura peut-être des tensions à Oman… La grande inconnue, c’est la Syrie. Là, tout est possible. Au Maroc, les choses bougent, mais je crois que cela n’ira pas plus loin parce que la monarchie fait partie de l’identité nationale.

Que dire de l’Occident. Faut-il parler d’un aveuglement ?

Oui, l’Occident a été victime d’un aveuglement complet qui s’est fait sur deux bases. D’abord l’obsession de l’islam que l’on se représente comme une entité fermée sur elle-même, incapable d’évoluer, « l’islam incompatible avec la démocratie », etc. Les musulmans seraient entièrement déterminés par l’islam, et l’islam, ce serait la violence et le radicalisme.

Nous sommes restés obsédés par l’islamisme. La parenthèse islamiste a existé, elle a joué un rôle considérable, mais elle est fermée. L’islamisme a duré de la fin des années 1970 aux années 1990. Aujourd’hui, le monde arabe revient à des valeurs universalistes. Ce qui ne veut pas dire qu’on revient à la paix et à la concorde de tous.

Le deuxième point, c’est la vision stratégique : on a cherché uniquement la stabilité, centrée autour du conflit israélo-palestinien. Tout le but était d’obtenir un maximum de régimes qui neutralisent l’agressivité de leur population à l’égard d’Israël. Du coup, on s’est identifié aux régimes autoritaires existants, on s’est fondu en eux, et puis – dans certains cas – on a fini par les aimer…

L’Occident peut-il agir ?

Il faut d’abord arrêter de donner des leçons et encourager la démocratie. Il y a des tas de manières de le faire : des aides bilatérales, des visas, aider ces pays en voie de démocratisation dans les instances internationales. On peut aussi imaginer des coopérations de type militaire dans la perspective d’armées de pays démocratiques, et non pas de maintien de l’ordre. Il y a aussi une aide à offrir pour aider ces pays à surmonter les crises de très cours-terme, alimentaires par exemple.

Quelle sera la place des islamistes ?

Il suffit de les écouter : ils ne savent pas trop quoi dire, ils ne sont pas en tête des révoltes, ils n’en sont même pas au cœur. Les islamistes vont former des partis politiques, se présenter aux élections, ils auront des voix. Ils vont faire partie du paysage, mais ils ne sont pas moteurs. Pourquoi voulez-vous que les gens votent pour des partis qui n’étaient pas là lors des manifestations ? Si certains ne veulent pas changer, ils seront tout simplement ignorés. Si demain un chef des Frères musulmans descend dans la rue en disant : « La solution, c’est le Coran », les gens vont tout simplement rigoler…

Cette vague aura-t-elle un impact sur la vision de l’islam en Occident ?

Il faudra vraiment longtemps pour que les Occidentaux intériorisent ce qui se passe. Aujourd’hui, malheureusement, la question dominante reste toujours : « Et la menace islamique ? » Depuis dix ans, on s’est fait avoir par une rhétorique populiste – de droite comme de gauche – qui dit : le problème, c’est l’islam. En France, ce discours a même été entériné par la présidence.

Quand on s’aperçoit que cette grille de lecture n’est pas la bonne, on est perdu, et on a presque envie d’y revenir. Tout le thème des politiques intérieures, que ce soit en Allemagne ou en France, c’est le multiculturalisme et la menace islamique. Pour que l’on comprenne vraiment ce qui se passe, il faudrait une plus grande maturité de la part des élites politiques européennes, mais malheureusement elles s’enfoncent dans les clichés en ce moment.
Recueilli par Elodie MAUROT

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