mercredi 16 février 2011

Un "modèle turc" pour les révolutions arabes ?

Analyse

LEMONDE | 15.02.11 | 13h39 • Mis à jour le 15.02.11 | 19h44

Istanbul Correspondance - Quand la plupart des leaders du Moyen-Orient tombent en disgrâce, l'un d'eux renforce sa popularité : c'est le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, et qui briguera un troisième mandat en juin. Dans un paysage de régimes autoritaires et décrépits, la Turquie montre un visage moderne, propre à séduire les peuples arabes en quête d'un modèle. Ankara s'est projeté sur la région avec un appétit non dissimulé, redevenant, en quelques années, une puissance économique, culturelle et politique dominante, diffusant ses séries télévisées autant que sa vision du monde.

Au moment où la place Tahrir du Caire réclamait le départ d'Hosni Moubarak, un cercle de réflexion turc influent, Tesev, publiait une enquête sur le rayonnement régional de la Turquie. Pour deux tiers des sondés, dans les pays arabes et en Iran, la Turquie "représente un exemple de mariage réussi entre islam et démocratie" et 78 % estiment qu'elle "devrait jouer un rôle plus important dans la région".

Selon cette étude, les trois forces du modèle turc sont, dans l'ordre, "sa tradition musulmane", "son économie dynamique" et "son gouvernement démocratique". Le modèle laïque kémaliste, bâti autour de son armée, qui a influencé des régimes autocratiques moyen-orientaux, est devenu obsolète. La perspective d'un Etat islamique aussi.

Le modèle, c'est la Turquie estampillée AKP (Parti de la justice et du développement), qui s'est imposée, en une décennie, comme un pays stable, capable de conjuguer les aspirations conservatrices de l'électorat avec la démocratie et l'économie de marché. Pragmatique, M. Erdogan a dépensé plus d'énergie à libéraliser l'économie qu'à islamiser la société turque. En huit ans, le produit intérieur brut (PIB) annuel par habitant a plus que triplé, à 11 000 dollars (8 180 euros). En Egypte, il est le même qu'il y a vingt ans.

De Rabat à Amman, il est désormais de bon ton, parmi les mouvements islamistes, de se référer à l'AKP. "De nombreux islamistes le voient comme un modèle pour intégrer le système démocratique et devenir des acteurs politiques", analyse Jonathan Levack, directeur de projet à Tesev. Le Parti de la justice et du développement marocain a emprunté son symbole, une ampoule, en adoptant la lampe à huile. En Irak et en Syrie, des mouvements s'inspirent du modèle turc. En Egypte, les Frères musulmans, bien que divisés, sont attirés par son aura.

"La Turquie démocratique est un exemple à suivre", estime Tariq Ramadan, petit-fils du fondateur de la confrérie. Quant au vieux leader islamiste tunisien Rached Ghannouchi, de retour d'exil, il a comparé son parti, Ennahda, à l'AKP, approuvant même le code du statut personnel tunisien et la possibilité qu'une femme soit élue présidente. Le type de concession à la laïcité d'Etat que le parti islamo-conservateur turc a consenti pour se hisser au pouvoir.

L'AKP, un modèle ? "C'est trop ambitieux, unexemple peut-être", a nuancé le président turc, Abdullah Gül. M. Erdogan, lui, voit la Turquie en "étoile polaire du Moyen-Orient". Mais, pour que la greffe turque prenne, il faudrait que le monde arabe connaisse un cheminement politique comparable à celui de la Turquie, passée, en trente ans, d'une dictature militaire sanglante à une démocratie, encore imparfaite, mais solidement ancrée. Emanation de l'islam politique, l'AKP a été fondé, en 2002, sur le schéma de la démocratie chrétienne allemande. Ses racines sont dans un islamisme classique, celui du Milli Görüs ("Vision nationale"), la doctrine de Necmettin Erbakan. Mais l'islamisme turc a participé à plusieurs gouvernements de coalition depuis 1974. Et le modèle n'en serait pas un sans l'héritage laïque et pro-occidental de la République, créée en 1923 par Atatürk, un cadre auquel le dernier-né de la famille islamiste s'est plié.

"Ils ont mis de l'eau dans leur vin", sourit l'intellectuel Mehmet Altan. L'AKP, qui rassemble des sensibilités diverses, a été conçu pour gouverner. Son fonds de commerce est la prospérité de son électorat, et non sa frustration. La pratique du pouvoir dans une république laïque et les négociations d'adhésion à l'UE, ouvertes en 2004, ont transformé l'AKP. "Il faut donner cette chance aux Frères musulmans, ajoute le chroniqueur Mustafa Akyol. La chance de participer librement aux élections, d'arriver au pouvoir, d'affronter les problèmes du monde réel et de trouver sa propre voie vers le pragmatisme."

C'est ce pragmatisme caractéristique de l'AKP qui devrait lui permettre d'être reconduit au pouvoir, en juin. Le savant équilibre entre des valeurs islamiques ostensiblement affirmées et un opportunisme politique de tous les instants a forgé le succès de M. Erdogan. Bien que membre de l'OTAN et alliée d'Israël, la Turquie a gagné en popularité grâce à ses diatribes contre Tel-Aviv. Mais ce qui séduit, c'est aussi l'image d'un pays moderne et ouvert sur l'Occident, attentif au droit des femmes et aux libertés individuelles. Pour devenir "l'étoile polaire" du monde arabe, M. Erdogan devra donc éviter de tomber dans le piège de l'autoritarisme et de l'hyperconcentration des pouvoirs.


perrier@lemonde.fr

Guillaume Perrier

Article paru dans l'édition du 16.02.11

Aucun commentaire: